Une Rose Rouge©Ce texte est protégé par un copyright.
Nous sommes le jeudi 16 mai 1968. Tout le monde marche en silence. Hommes, femmes, enfants. Chaque personne est vêtue de noir. Les hommes, dans les smokings impeccables et dénués d'inspiration, presque tous identiques, marchent à coté de leurs femmes, dont les robes, certes plus variées que les tenues masculines, n'égaient en rien la scène. Même les enfants sont habillés en noir. Ces pauvres gosses qui préféreraient clairement être à la maison à jouer et à se remplir la panse de sucreries. Les pauvres gamins. Les adultes se font une raison et savent bien qu'ils n'ont, au fond, pas vraiment le choix. Ce serait mal vu de ne pas venir aujourd'hui. Mais leurs enfants... Sérieusement, vous en voyez beaucoup qui aiment assister à un enterrement ?
Toujours est-il, qu'en cet exceptionnel jour, il pleut. Oui, je sais c'est lamentable. Dans toutes les histoires, il pleut lors des enterrements. Ou alors on a droit au bataillon chargé de tirer leurs coups de feu en cadence. Vous avez souvent vu un film où lesdits militaires et la pluie sont tous deux absents pendant l'enterrement ? Bref, je m'égare. Donc, aujourd'hui, enterrement, vêtements noirs, pluie.
Tout le monde est triste, ou fait semblant de l'être - il n'est pas spécialement conseiller d'arborer un grand sourire lors de ce type de cérémonie, cela pourrait être mal vu. Alors qu'au fond, on peut sourire en pensant à un agréable moment passé avec le défunt, ou même en se remémorant la chanson paillarde qu'un ami Lambda aura chanté la veille, vêtu uniquement son slip, trois filles de plaisir dansant autour de lui et au moins quatre fois plus de verres vides étalés autour. Qu'il a-t-il de mal à cela ? C'est considéré comme indécent. Moi je trouve ça triste. Je doute fortement que le défunt, au fond de son cercueil, soit choqué est entendant un éclat de rire des plus naturels se frayer un chemin vers sa carcasse à présent pourrissante. Un proverbe que vous connaissez sûrement dit que si un mariage est pluvieux, il est heureux. Bah cela ne s'applique apparemment pas aux enterrements, qui seront tristes et déprimants quel que soit le temps.
Mais je vais laisser là ces inutiles pensées et vais continuer, avec plaisir, à décrire le passionnant évènement qui se déroulait. Aucun rire, pas même l'ombre d'un rictus, ne s'esquisse. Je vois même quelques larmes, vraisemblablement sincères, se perdre au milieu des gouttes d'eau. Il est difficile de suivre ces larmes une fois qu'elles ont rejoint leurs célestes amies, et cette occupation m'aide à passer le temps plus vite. Je suis tellement occupé que je sursaute en entendant le prêtre commencer son interminable et malheureusement inévitable discours. Je prends mon mal en patience, je me surprends à sourire bêtement en imaginant le curé dans des situations peu catholiques. Ça aide grandement, croyez moi, quand un imbécile d'ecclésiaste débite inlassablement un texte pré-mâché sur la vie après la vie.
Mais la vie continuant, excepté pour le pauvre homme à l'odeur de sapin, et les meilleurs choses ayant une fin, notre ami clôt magistralement sa prise de parole intempestive par un inattendu et surprenant « Amen ». Si la tension qui régnait auparavant n'était pas palpable, le soulagement que peinent à dissimuler certains invités l'est beaucoup plus. Après de nombreuses scènes amusantes que j'imaginais au sujet du trouble fête religieux, je reprends difficilement mon sérieux. Ce n'est pas l'envie de rire qui me manque mais, et c'est un fait, il y a des moments ou les blagues ne sont pas prioritaires. Et puis, il y a tellement d'occasions de rire pendant la courte vie que nous avons, je suppose que la moindre des choses est de garder son sérieux en pareille circonstance. Ce n'est pas tous les jours que l'on peut assister à son propre enterrement.
Une rose rouge est lâchée. Elle vient se poser délicatement sur mon cercueil.
C'est à Toulon, le 24 novembres 1943, que la promesse d'un monde nouveau vint du ciel. Mon père fut tué, lui et environ quatre cent cinquante autres français, par le bombardement allié. Le 27 novembre, ma mère se tire une balle dans la tempe droite avec l'une des armes que son mari avait laissées à la maison, au cas où nous aurions à nous en servir. J'ai alors seize ans.
Deux ans plus tard, la guerre se termine. Je n'arrive pas à ressentir la joie qui s'étale sur les visages de mes compatriotes en apprenant la nouvelle. Je n'arrive plus à éprouver quoique ce soit. Je ne sais même plus pourquoi je vis, j'ignore si c'est une bonne chose, mais je m'en accommode. Je trouve un boulot suffisamment rémunéré pour que je gagne ma vie, mais pas assez pour que je songe à déménager.
En mai 1946, je rencontre Eléonore. Elle m'aime. Nous nous marierons un an et deux mois plus tard et aurons une fille, Lisa. Lisa est adorable. Elle marche à treize mois, apprends le mot « Papa » avant celui de « Maman », et pleure pour attirer notre attention. Au fond, je pense que je n'avais aucune raison pour ne pas l'aimer. Pourquoi donc est-ce que je n'éprouvais rien pour cette adorable fille - pour ma fille ?
Ma femme réussit à vivre avec mon manque de vitalité, compatissant et m'aidant dans ma souffrance. Ma souffrance ? Je ne souffrais pas. Je n'aimais pas. Je ne vivais pas. Vingt ans passèrent.
Ma vie vous parait fade et peu remplie ? Croyez-moi, elle était aussi vide que les lignes que vous lisez. Mais en avril 1967, je change. Ma fille était partie vivre sa vie seule il y a un an de cela, et menait une agréable vie avec son mari. Sans aucune raison, je revis. Je marche la nuit, sous la pluie. J'observe les oiseaux construire leurs nids et les fleurs qui apparaissent. Je deviens réceptif à la beauté du monde, et je délaisse ma femme. C'en est trop pour elle. Elle, qui a vécu tant d'années avec un homme incapable d'aimer, se retrouve aujourd'hui avec un homme qui aime tout, à l'exception de sa femme.
Eléonore sombre dans l'alcool. Je ne lui en veux pas. Je ne m'en occupe pas. Je vis la dernière année de ma vie, comme un nouveau né, m'émerveillant de détails, riant de la tristesse. Rien ne peut me rendre malheureux. J'ais vingt quatre ans de sentiments à rattraper. Un an passe.
Nous sommes le 12 mai 1968. Je suis assis par terre, une rose rouge dans la main. J'ai quarante et un ans. Pour une raison qui m'échappe, je suis totalement absorbé par cette rose. Certaines de ses épines sont plantées dans la paume de ma main, mais je n'y fait pas attention, le sang qui goutte se mariant tellement bien avec la couleur des pétales. Je sens une légère caresse dans la nuque. C'est si sensuel. Je penche la tête en arrière. Sur la droite, un moineau chante. L'air est pur. Il est une heure trente sept de l'après midi, quelques nuages s'attardent au milieu de ce ciel bleu. Il fait vingt trois degrés Celsius. La caresse s'intensifie. Le menton de ma femme se pose sur mon épaule, puis sa joue sur la mienne. Je renais une nouvelle fois. Je me tourne vers elle pour lui demander de me pardonner, pour lui dire combien je suis heureux de l'avoir eu à mes cotés toutes ces années, pour lui dire que je l'aime. La balle qu'elle me tire dans la nuque m'empêche de finir mon mouvement.
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