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Armen Lubin (1903-1974)

Armen Lubin (1903-1974)

LA TABLE ABSOLUE


Lecteurs de ce nouveau siècle, vous avez de la chance! Venant de consulter internet, j'ai le plaisir de constater que Gallimard a enfin sorti de ses caves les oeuvres d'Armen Lubin. Pour ma part, au début des années 80, je ne dus de lire quelques-uns de ses livres qu'à la bonne grâce d'une employée des éditions susdites. Je revins donc chez moi, enrichi d'un petit trésor d'exemplaires étoilés de moisi et diffusant une forte odeur de naufrage. C'est un article d'Yves Martin publié dans Le Pont de l'Epée n°51 qui m'avait "imposé" ce nom. Je ne connais pas de plus bel hommage au "passager clandestin". Je vous le propose en introduction à un choix de textes.



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Le monde des sanas a son atrabilaire (Jacques Prevel), son chef d'orchestre, le romancier Paul Gadenne (Siloé). A. Lubin en est le mage. Réaliste juste ce qu'il faut; il s'attaque surtout à cette "lumière seconde" qui doit bien exister quelque part. La maladie est le véhicule idéal pour transporter "le passager clandestin" derrière les apparences.

Mais avant de devenir un gisant, avant de transformer la grande vacherie horizontale en un authentique bouquet spirituel, A. Lubin a été locataire sournois, un peu pervers, le locataire dépité de dizaines de chambres, depuis les chambres maigres à celles plus confortables, plus feutrées des boulanges d'amour. Pas de déchirement à la Carco, à la Dignimont, de grands coloris à la Salmon, de canailleries à la Mac Orlan, Lubin est un oeil triste, discret, estompé, presque invisible, un oeil de clown sans échelle, un oeil avec tout juste une ombre, un quart de silhouette comme dans les tableaux de Léopold Sauvage. Il est celui qui vient d'ailleurs, celui qui n'a pas droit à la parole. Ses calepins de voyeur doivent être les plus minuscules possible, tenir dans le creux de la main, le feu de la main. Comme il tremble de se laisser surprendre quand il observe une fille galante qui franchit la porte de l'hôtel! "Et sur l'asphalte / C'est son pied droit qu'elle pose d'abord / A l'heure où les cabarets quittent le port / Pour s'attirer la chance ainsi elle fait / Il se dissimule, il touche mur quand / Rentrant à l'aube, elle rapporte / L'O de l'HOTEL tombé dans la rue / Elle rapporte sa couronne froide de rosée." Bouilleur de l'hôtel LUX, le cru n'est pas fameux, l'alcool pétille à peine, réchauffe encore moins. On ne peut lire sans horreur, sans effroi ces constats terribles que sont HOTEL BORGNE, CHAMBRE A LOUER, DIMANCHE, LES LOGIS PROVISOIRES, SOUS LES TOITS, ICI LES CHOSES NOUS CORRESPONDENT, LES VALISES PHOSPHORESCENTES.

Pour se distraire de "la misère de sa bouche de gouape", pour oublier "le nu le plus nu des chambres d'hôtel", pour ne pas se laisser définitivement avoir "par les beautés de la table rase / et de l'amant impersonnel", que reste-t-il au solitaire sinon de fendre l'air, de bitumer? Il y a malgré tout le bonheur des rencontres de hasard, "la franchise entière" des jambes de femmes:

Belles jambes de femmes gainées haut, ô vives cavales / Qui jaillissez d'une voiture impatiente! / La voiture s'est garée sous une belle étoile / Et vous en sortez d'une seule détente. / Source maîtrisée, maîtresses loyales. / Plus vite que le désir chargé d'éclairs, / La portière s'ouvre en grand, les talons braqués / Et vous qui n'êtes que franchise entière, / Vous battez l'air subitement capiteux / Et déjà l'air circule mieux.

Notre homme se pose partout, humble, pas rouspéteur, d'une tristesse grise et peureuse. Quand il se sent un peu mieux, il fait attention à ne pas le montrer. Sa joie ne dépasse jamais les tonalités du pastel. Que de choses à noter Place Saint-Sulpice, Quai de la Mégisserie, dans une allée de l'Observatoire! "Au fond de l'allée passe l'homme solitaire / Et presse le marron dans son alcool brûlant." . Le fatidique 15 août dans la capitale n'est pas sans merveilles:

Jetées sur l'eau par des janissaires en déroute / Des milliers d'armes à double tranchant / Et des poignards nacrés et des médailles dissoutes / Passaient au fil de l'eau. L'air était vibrant / Comme la dernière plainte du Calife. / D'une casquette à l'autre passait un goujon fictif / Et la gamine piquait une tête / Parmi les rames scintillant de gouttelettes.

Il faudrait pouvoir citer en entier CONCERT PUBLIC "où la Caisse d'Epargne se promène" qui caractérise si bien l'art de charme et de luxueuse pauvreté de Lubin.

Mais pour le pisteur d'hôtels à trous, pour l'homme en proie "au sana de l'éternelle cure", pour celui à qui "rien n'est donné, tout est repris", pour celui qui avoue "le glaive éclaire mais n'ouvre pas ma prison", pour celui qui s'exclame "plus on est éveillé, plus on est exilé", pour celui qui grommelle "Dieu est insolvable", pour celui qui après chaque élan constate "le monde me revient seul et rien n'est comblé", pour celui qui s'impatiente "A quelle hauteur le désir se met-il à nu?", qui s'écrie: "C'est toujours la chair solitaire / Qui s'use à sa propre musique", il existe d'étranges, de sublimes solutions:

N'ayant plus de maison ni logis / Plus de chambre où me mettre, / Je me suis fabriqué une fenêtre / Sans rien autour.

A celui-ci, si désespéré soit-il, la vie n'aura pas été inutile puisqu'il aura vu au moins une fois LA TABLE ABSOLUE:

Avant qu'au ciel apparaissent les chèvres savantes, / Toute la lande grise s'assombrit mais éclatante / S'étale une clarté sereine sur l'unité du ciel, / Table absolue où se signent les traités perpétuels.

L'hôtel borgne d'Armen Lubin avait une issue sur le ciel.

Yves Martin, 15-03-1975

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CHOIX DE TEXTES

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LE PASSAGER CLANDESTIN

-

L'hôpital accueille les éclopés de la foire

Ceux qui avaient misé dans les jeux à miroirs.

-

Il les accueille et son drapeau flasque reste répondant,

La douleur physique a soumis même les dissidents.

-

C'est ainsi que la larme la plus rouge se montre

Tandis que l'infirmière pèse le pour et le contre

-

Afin de savoir si les ténèbres seront comblées.

Vus d'en bas ils semblent immenses nos démêlés.

-

Parfois le plafond pris à témoin avec sa veilleuse

Se dérobe, s'engloutit, car la mer est houleuse,

-

Mais en bon matelot sachant lover une corde

La douleur touche son homme pour qu'il se torde.

-

Elle le met en boule, les genoux sous le menton,

Elle le met en boule, en boule sur le ponton,

-

Jusqu'à ce qu'il soit lové selon l'art du capitaine,

Avec trou dans le milieu pour un passager clandestin.

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UN VIEILLARD C'EST UN GLISSEMENT

-

L'ombre que projette

Marie-pleine-de-grâces

Grandit puis dépasse

L'octroi et sa casquette.

-

Qu'y a-t-il? Des lances

Dans la pluie providentielle;

Dans la capote de l'Assistance

Il y a une poche à fiel.

-

Ici derrière ces portes

Où hébergea Verlaine;

J'ai vu une barbe morte

S'envelopper de sa laine.

-

D'autres ne disent rien

Mais connaissent les secrets,

Les géorgiques chrétiennes,

Les cultures, les engrais.

-

Ils sont si riches d'expérience

Que c'en est désolant parfois;

Les plus noirs cyprès de France

Poussent chez eux, droits.

-

Regardez-les, regardez-les un peu

Un peu, pas longtemps;

S'en détache presque bleue

Une aile de corbeau,

-

Je suis l'hôte des glissements.

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LES VALISES

-

Lorsque travaille l'aube dans le moisi,

La cage étroite de l'escalier

Devient pompe gelée au fond du puits.

-

Durant cette grande pénurie

Toute vie semble abandonner l'hôtel

Et ses dépendances frappées d'hypothèque,

En même temps que se présente le voyageur

Le voyageur de l'aube dans le moisi.

-

C'est alors que la belle servante à demi nue

Dirige le voyageur aux sens surpris,

Elle gravit les étages et avec sa chaleur

Elle fait dégeler la pompe très raide,

Son demi-sommeil traîne lui-même ses valises

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CHOIX DE TEXTES


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SANS RIEN AUTOUR

à Jean Paulhan.

-

N'ayant plus de maison ni logis,

Plus de chambre où me mettre,

Je me suis fabriqué une fenêtre

Sans rien autour.

-

Fenêtre encadrant la matière

Par le tracé tendre de son contour,

Elle s'ouvre comme la paupière,

Se ferme sans rien autour.

-

Se sont dépouillées les vieilles amours,

Mais la fenêtre dépourvue de glace

Gagne les hauteurs, elle se déplace,

Avec son cadre étonnant

-

Qui n'est ni chair ni bois blanc,

Mais qui conserve la forme exacte

D'un oeil parcourant sans ciller

L'espace soumis, le temps rayé.

-

Et je reste suspendu au cadre qui file,

J'en suis la larme la plus inutile

Dans la nuit fermée, dans le petit jour,

Ils s'ouvrent à moi sans rien autour.

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CONCERT PUBLIC

-

Autour du kiosque à musique repeint

La Caisse d' épargne se promène

Et la sécurité s'avance mitre en tête,

Escortée de femmes qui se sont retranchées

Derrière la très belle poitrine,

La poitrine des dimanches de fêtes.

-

Comme la baguette va du premier plan

Jusqu'au ran-tan-plan,

Comme le dimanche s'écoule sans avatar,

Le soleil se couche derrière les platanes

Et la rente monte quelque part.

-

Soudain il neige. Il tombe d'abord des duvets,

Suivis de plumes bariolées

Qui s'unissent pour refaire une voix,

Qui se rassemblent pour reformer

Le plus hardi des coqs gaulois.

-

La trompette tricolore sur ses ergots

Fait marcher au pas la chaisière,

Et le facteur qui assiste au concert

Se sent comblé, il se montre ravi,

Comme s'il avait distribué toute sa vie

La Correspondance de Flaubert.

-

Parlerai-je de la grosse caisse? Non pas!

Là dedans se cache un grand secret.

La nuque d'une belle fille c'est du lait,

Longuement je la bois,

Les gens m'applaudissent devant les arrêts.

-

Oh, chaisière en alerte contre la resquille!

Pour une nuque où quelques fils d'or brillent,

J'ai perdu mon dimanche et perdu toute décence,

Je ne sais ce qu'en dira demain

La Correspondance.

--------------------------------------------------------------------------------

LE PRINTEMPS A MONTPARNASSE

-

Le triangle parfait ce fut toujours le printemps

Et toujours chez nous une fois par an

Il naquit toujours sur une sorte de terre-plein,

Là où se rencontrent les rues Bréa et Vavin.

-

"En sa compagnie ah comme j'aimerais voyager!"

Me disais-je à la vue d'un beau garçon clair.

-

"A comme j'aimerais jouer avec elle sans danger!"

Me disais-je à la vue d'une jeune fille en fleurs.

-

Et les rues Bréa et Vavin se rencontraient

Comme deux cerises accouplées sur une oreille.

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MINUIT

-

Le vent bouscule les plus gros déménageurs

Dont les meubles sortent en tumulte de la forêt.

A l'hôpital le silence s'étale plus qu'ailleurs

Quand l'homme se démeuble au dernier degré.

-

Il va mourir. Rien ne bouge et plus rien ne passe.

Il est l'homme étalé comme une bête de surface,

Descendu de ses hauteurs, remonté de ses profondeurs,

A l'hôpital il y a des murs plus qu'ailleurs.

-

Rien ne passe à travers quand l'attentat ultime

Rapproche les paupières pour qu'elles se suppriment,

Et quand la glace brûlante pose une bonne couche

Au-dessus du mal pour en cautériser la bouche.

-

Moi je ne dis mot, pour garder l'espoir d'un accord.

Nous serions disposés à abandonner ce corps

S'il n'était déjà si solitaire dans le drame,

Il fait toujours minuit quand on parle de l'âme.

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TRANSFERT NOCTURNE, récit (extrait).

-

Ce qu'on appelle mort, c'est un cheminement vers le trou final, et ce cheminement commence dès l'instant où surgit en nous la pensée de l'anéantissement. On est mort, dès qu'on pense à la mort. Comme tout le monde y pense, tout le monde peut en témoigner d'une façon valable. Tous les témoignages comptent, puisque tout le monde meurt et renaît sans cesse, en faisant l'amour, en étant malade, en voyant tomber les feuilles d'octobre. C'est cela la mort à ses débuts: une affaire de conscience. Excepté les grands fous et les tout petits enfants, lesquels ne meurent jamais, tout le monde peut renaître.

Mais il est des êtres pour qui rien n'est plus difficile qu'une renaissance totale. Mourir et renaître, c'est un peu comme aimer et haïr. L'amour a été octroyé, à certains, avec une si grande abondance que cet amour s'est transformé en poison. Ces êtres-là n'ont pas seulement vécu la mort par une sensation violente. Ceux-là n'ont pas seulement mordu la cendre. Mais ils en ont conservé le goût. Leur témoignage eût été plus important, s'il n'avait le défaut de pouvoir tout dire. Mais il dit tout. Ces morts-là ont toujours su se mettre en communication avec les vivants, grâce à leur langage qui est resté compréhensible. "Mais à ce dernier rolle de la mort et de nous, il n'y a plus que faindre, il faut parler françois", recommande Montaigne. Eh bien, ils parlent français. Ceci est une vérité. Elle est de celles qui ne sont pas plus amusantes que le rire d'un crâne.

Mais que ces mêmes êtres fassent le terrible voyage non pas dans les remous d'une pensée, ou le saisissement d'une sensation violente, non pas du canal ouaté d'une de ces maladies qui provoquent l'extinction et l'engourdissement (et à propos desquelles Vauvenargues disait: "Les maladies suspendent nos vertus et nos vices"), mais qu'ils s'en aillent parmi les flamboiements monstrueux des douleurs conscientes, des plus violentes des douleurs physiques, de celles qui attaquent le corps à coups de tenailles précises et de pinces vitriolées, toujours en épargnant les centres vitaux pour que le cheminement s'accomplisse avec une lenteur affolante, alors tout change. Ils deviennent des morts authentiques. Ces morts-ci changent d'univers. Ce n'est plus une question de degré, mais une question de nature. Ils deviennent de vrais morts, rejetés vers le mutisme partiel, pour cette simple raison qu'ils ne peuvent pas tout dire. La douleur physique est incommunicable. Allez, allez, il n'y a pas de français qui tienne!

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Chamour Kerestedjian, dit Armen Lubin, est né à Istambul d'une famille arménienne d'artisans. Contraint de quitter son pays pour échapper aux persécutions, il se réfugia à Paris où il trouva un emploi de retoucheur photographique. Il habita Montparnasse, s'intéressa au surréalisme, écrivit sous le nom de Chahan Chanour un récit relatant l'exode de son peuple . Il fut l'ami de Jean Follain, Max Jacob, André Salmon qui le fit connaître à Jean Paulhan. Il vécut pauvrement jusqu'à ce que la maladie, vers 1936, le jette dans la misère: atteint d'une tuberculose osseuse, sans protection sociale (Il ne put jamais obtenir sa naturalisation...)

Opérations répétées, vie en salle commune à Broussais, à la Salpêtrière, dans divers sanatorium, avec, entre deux hospitalisations, des périodes où il est à la rue. Il put quitter les hôpitaux pour être l'hôte du foyer arménien de Saint-Raphaël.

Les poèmes proposés ici sont extraits de LE PASSAGER CLANDESTIN (1946), SAINTE PATIENCE (1951), LES HAUTES TERRASSES (1957), trois titres réédités en un volume dans la collection "Poésie / Poche" Gallimard. A ma connaissance, TRANSFERT NOCTURNE (1955) reste introuvable, ou presque.

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