Bérénice Ou La vie empruntée
Un froissement de pluie grise effleure l ‘asphalte. Bruine de soie qui miroite.
Crissement assourdissant des pneus. Choc mat du poids d’un corps qui retombe sur le sol. Temps, vie, espace volent en éclats.
Absurde. Cela est absurde, cela n’a pas de sens. Cela est inique.
Cavité béante, échappée sur le néant.
Bérénice gît sur la chaussée…
Sur un lit immaculé, dans la nuit blanche de froid métal d’une chambre d’hôpital.
Livide, immobile, statufiée, en elle-même emmurée. Tout son être se dilue dans une colère coupante comme une lame.
Elle n’est plus que cette colère, cette injustice, ce cri muet de révolte qui se heurte à ses lèvres fermées.
Aurélien est assis près d’elle. Elle le sait.
Aurélien souffre de sa souffrance. Elle le sait.
Elle s’éloigne. Irrésistiblement. Elle ne peut penser à rien d’autre qu’à sa colère, ne peut rien voir d’autre que ce creux dessiné par le drap blanc sous son genou droit et sa vie, celle d’avant,qui s’écoule inexorablement.
Bérénice a 20 ans. Une voiture, un coup sec. Elle est amputée de ses rêves, de son bonheur, de sa gaîté, de la jeune femme qu’elle était. Offensée dans son corps.
Bérénice silencieusement se noie. Sa main glisse sur le drap et rejoint celle d’Aurélien.
Impuissant, désemparé, il a tenté de la convaincre d’accepter la solution que proposait le chirurgien. Il l’a supplié d’être raisonnable.
Bérénice n’a que faire de la raison. Farouchement elle revendique sa vie jusqu’à se laisser mourir.
Elle sent encore l’étreinte d’Aurélien, le poids de sa tête sur sa poitrine, qui lui est si cher, si doux et si léger. Bientôt dans sa mémoire il ne restera plus qu’un brouillon de visage, traits estompés, sa main les cherche.
La voix s’amenuise. Elle le perd et se perd. Elle bascule, elle voudrait parler, dire. Lui Dire. Elle ne le peut plus, contre toute sa volonté tendue, la conversation s’est interrompue. Et son propre silence lui est un infini tourment.
Penché sur elle, Aurélien psalmodie
Ma bien aimée
Qui reposes
Paupières closes
Poussière de lumière, bribes d’océan
Je me fais écume, je t’attends.
Bérénice perçoit la douce tristesse de la voix.
Lentement sa révolte se métamorphose en un lourd chagrin qui l’envahit toute entière, enfle comme une vague née aux confins d’elle-même, l’assaille et la submerge. A la frange de ses cils sourd une larme. Sève bleue de son regard. Elle est sa douleur, son absence à la vie. La caresse d’Aurélien recueille cette larme.
Au bout de son doigt elle brille, le fascine, l’attire, l’emporte dans un monde de silence, d’eau et de sel.
Il se laisse couler dans une nuit liquide, devient eau qui s’enroule sur elle-même, le capture et l’enserre. Profondément, toujours plus profondément dans ses abysses, ses précipices, l’eau L’entraîne jusqu’aux sources de la terre, céruléennes, pures et pâles. Fulgurance turquoise, aveuglement.
Un rai de lumière réchauffe Aurélien, le rassure, clameur de vie.
Il s’est échoué au rivage d’une île inconnue,
Une île nue
Cri jeté
Entre ciel et terre
Larme sans paupière
À fleur de mer
Balancement
Flot renaissant
Ile nue
Inconnue
Allongé sur le sol, Aurélien tend l’oreille. Dans les veines de la terre, battent les pulsations de la vie.
Sereine certitude
Terre et eau en offrande.
La sauvegarde de Bérénice est ici.
Aurélien écoute. Un murmure s’élève, s’amplifie : la terre chante de sa grave voix de ventre.
Eau de brume.
Aurélien se relève, au bout de son doigt la larme de Bérénice brille, le fascine. Toujours…
Au loin Bérénice imperceptiblement chavire dans l’hiver de son âme. Elle s’engourdit. Déjà elle a perdu son rire. Elle essaye de le retrouver, fouisseuse de son souvenir. En vain.
Neige noire sur le soleil.
Son cœur s’assèche, gomme peu à peu son pouvoir d’aimer et de ressentir.
Bois mort sous les futaies.
Curieusement l’enveloppe la volupté du glissement. Elle oscille, se ressaisit, mobilise ses dernières forces : Aurélien usera de tout son pouvoir d’homme. Elle en est convaincue. Dans une ultime sollicitude anxieuse et tendre, elle s’inquiète de lui.
A longs traits de ciel lavé la pluie blesse la mer. Epines de roses sauvages en vagues d’incarnat La mer berce la pluie.
Brusque risée.
Aurélien se tient debout dans le lit du vent comme une voile qui faseye.
Il se courbe, avance. S’enfonce dans une forêt dense.
Flamboiement de l’ombre.
Rêves
Les bras de Bérénice nouent un berceau de clarté.
Se blottir
Sur sa droite, il aperçoit un muret de pierres en arc de cercle, il tourne le dos à l’océan qui le heurte puis s’apaise et clapote à ses pieds.
Cet édifice abrite la naissance d’un autre mur rectiligne et long, qui va croissant pour ériger à son extrémité une haute paroi concave. Elle fait face au muret, comme réfléchie par un miroir démesurément agrandi.
En son centre une fenêtre close n’offre qu’une opacité granitique.
Aurélien arrête sa marche.
Il est captivé par ce mur qui le capture, l’enchaîne à lui-même .Il est pétrifié, prisonnier. Il tente de forcer la fenêtre, dans la pierre froide, aigue de sa solitude, il cherche si un autre homme vers lui tourne la tête.
Pierres, pierres, amas de pierres.
L’infini constellé de pierres éclatées exsude les aubes de la vie.
Aurélien le pressent, il ne sait ni où ni comment, palpite le souffle de Bérénice.
Il appuie son front au froid de la vitre, comme une forteresse inexpugnable elle se refuse et le glace. Il se retire et comprend. Cristaux de soleil. Il part à sa propre quête, au plus profond de lui-même, il se cherche, dans sa vérité, dans sa nudité.
Comme un arbre penché il puise ses racines dans la lumière de ses eaux profondes, s’y plonge, s’y abîme.
La lucidité est une brûlure.
Au plus intime de ses secrets il renaît.
La pensée de Bérénice, son amour pour Bérénice lui insufflent leur énergie.
Sur l’éclat jaillissant de la forêt la fenêtre s’ouvre. Aurélien la traverse.
A ses fontaines de brumes et de nuages
Il se désaltère.
Fragrances de terre et d’eau.
Silencieuses couronnes d’or
Parfums doux amers
Cuivre sur horizon d’opale
Ciel veiné de mauve
Latence
Au bout de son doigt tremble la larme de Bérénice.
Dans le silence s’élève à nouveau le chant tellurique. Aurélien progresse.
Confusion feuillue,
La forêt s’empourpre.
Incandescence,
Des statues se dressent
Echo de terre,
Terre de vie,
Echo de vie.
Aurélien avance de plus en plus difficilement. Devant lui il tend les paumes de ses mains désabusées.
Il est seul. Complètement. Démuni de tous liens d’humanité. Il n’est plus que sa vacuité, son inanité.
Etre de chair et de sang vidé de sacré. Il a froid, il a mal. Ses forces se délitent
Son espérance de sauver Bérénice insidieusement lui échappe.
Perclus de son impuissance
Vulnérabilité délivrée.
Dans la certitude de son pas
De sa marche inéluctable.
Il avance.
Une maison.
Sentinelle bienveillante et lumineuse des frondaisons rougies.
Etre dans cette maison, y pénétrer, reprendre courage. S’y réfugier, se réfugier à l’intérieur de soi. Repli, recueillement.
Parenthèse éphémère de quiétude et de chaleur.
Se reposer, espérer à nouveau.
Il pousse la porte chuchoteuse des secrets telluriens, parfums de sylve et d’humus.
Il entre
Le murmure de la terre, lancinant, obsédant décroît. S’épure.
Instant suspendu de l’immobilité, abstraction du monde.
Une salle s’offre à ses regards, vaste, nitescente.
Une fenêtre rectangulaire et très étroite écorche la blancheur d’un mur sur la grisaille dénudée de la pierre.
Passeuse de vie.
Là des statues semblables à celles qu’Aurélien a aperçues dans sa traversée des bois.
Saisissement.
Surgies de terre
Elles s’appellent, se répondent.
L’interpellent.
Son cœur bat, il a la sensation que ses étroites limites charnelles ne peuvent contenir l’émotion qui l’emporte : Il en est certain, il a découvert le germe de la vie.
Les statues accueillent dans les amphores scellées de leur corps, à l’abri de leurs fines parois, enclos d’espace dérobés à l’espace, les âmes diffuses qu’un artiste a confisquées pour l’éternité.
Les épreuves de terre
Vernissées
Enfumées,
Pleines et vides d’elles-mêmes,
Lourde pesée
Espace déchiré,
Évidé,
Dessinent des corps imputrescibles,
Impénétrables.
Brûlant de l’absence réelle et palpitante
D’un corps chaud qui tressaille.
Opacité.
Une voix se fait entendre, elle provient de l’étage au dessus.
Aurélien gravit les degrés d’un escalier métallique, veille à en étouffer la résonance. Arrivé sur le palier, il se tient un peu en retrait de l’encadrement de la porte.
À contre jour il aperçoit la silhouette d’une jeune fille et celle, verticale d’un homme, auréolé d’une barbe exubérante.
Voici donc le maître de cet univers de glaise comme le fut Khnoum, le divin potier qui façonna le monde sur son tour cosmique.
Aurélien s’inquiète, tout démiurge inquiète qui s’arroge le droit de vie et de mort Mais ce démiurge adresse à la jeune fille des paroles apaisantes, rassurantes.
Il est homme simplement
Aurélien est rasséréné. Attentivement il écoute, regarde, s’approche.
Sur cette île nue, cette île inconnue des hommes et des femmes ont abordé, mus par le désir de leur permanence.
Ils ont laissé leurs empreintes, leurs traces originelles et irremplaçables, se sont abandonnés à leur ensevelissement par le plâtre pour devenir ensuite leurs copies de terre.
Ils se sont confrontés à leur propre mort dans l’instant où le plâtre soyeux, tiède, et souple s’est rigidifié et a claquemuré leur corps.
Désireux de se révéler Autre ils se sont dépouillés de leurs blanches écorces griffées d’angoisses et de joies.
Leur existence est là, un temps prisonnière, abstraite d’elle-même.
Sous la gangue bruit
Le tressaillement de la vie.
La matière se lit
Comme une peau qui trahit
Leurs doubles de terre les toisent.
Trouble, bouleversement de se découvrir dans ces corps étrangers qui ont retenu le patrimoine de leurs réactions, de leurs émotions, de l’anxiété de leur enfermement, du plaisir de se retourner au-dedans d’eux-mêmes, d’être ce qu’ils étaient avant d’être.
Que connaît ce ravisseur de peau* de leurs fragilités, de leurs souffrances cachées, de leurs contrées à eux-mêmes inconnues ?
Et lui pourquoi s’est il astreint à ce travail inlassablement recommencé ? Pourquoi s’impose t il, dans la solitude de cette île de remplir sans relâche le tonneau percé des Danaïdes ?
Entre genèse et destruction, entre divin et humain, pourquoi s’attache-
t- il à habiller les peaux de brillance violine et d’émaux mordorés ou à les magnifier de la caresse d’un voile de fumée ? Recherche de sa propre image, de la relation à son corps ?
Crainte de la mort ? Fascination ?
Le sculpteur explique au modèle la nécessité qui s’impose à lui de « se révéler à travers son travail mais de révéler l’autre également »*(3) Aurélien l’entend.
Toutefois il demeure dans un grand questionnement.
Le mystère est beau dans le respect de son silence.
L’artiste a laissé le libre choix de la pose à la jeune fille qui s’agenouille et demande que sa sculpture évoque une puissante volition de s’arracher à la terre.
A cet instant Aurélien est frappé d’une foudroyante certitude : Par le pouvoir créateur de son imaginaire l’artiste pourra tirer Bérénice de son enlisement.
Sur un signe du sculpteur Aurélien se rapproche, confie son désarroi, le dénuement de Bérénice.
Aurélien implore.
Le sculpteur l’invite à déposer la larme de Bérénice sur la peau offerte.
Cristal de sang .Palpitation de lumière.
L’épiderme s’imprègne de la vie de Bérénice, de son frémissement d’être.
De sa main gantée de plâtre le sculpteur enveloppe le corps du modèle, lutte contre le durcissement trop rapide de la matière.
Ce combat l’afflige qui abolit l’émotion première.
Il tente de démultiplier le temps, encourage la jeune fille, la réconforte et enfin la délivre.
Puis il crée l’épreuve de terre.
Pour conférer son envol à la statue, le statuaire utilise dans la partie inférieure des substrats aux teintes sombres qui, graduellement, éclaircissent jusqu’à la tête, entre terre et ciel.
Toutefois sur la jambe droite il préserve une macule claire, fait l’emprunt de la vie de Bérénice, en écrit le texte dans sa terre de chair. Précieusement
Par la magie du feu et sa brûlure, l’athanor*(1) sacralise cette vie.
Feu apprivoisé
Sel jeté
Luminescence
Cendres et renaissance.
La réalité vivante est capturée.
Une fois la cuisson de la terre achevée l’artiste extrait de la sculpture son placenta*(2) de plâtre, blême et porteur des stigmates de la peau.
Miroir de chair
Pulsions en reflets
Fragilités
Souffrances, joies mêlées, scellées.
Fêlures, blessures
Fissures, ruptures.
L’épreuve de terre est venue au monde. Renaissance.
Elle croise son alter ego
De chair et de sang.
Qui s’étonne d’être Autre simplement.
Sans faille,
Inaltérable.
L’épreuve de terre est venue au monde. Elle restitue sa vie à Bérénice.
La pluie dépose sur la mer la mémoire rouge des forêts.
La mer recueille un grand soupir d’apaisement.
Au-delà de l’horizon, sur le champ d’herbes bleues qui ondoient, la nuit avance en transparence. Bérénice se tient droite, pieds ancrés dans le velouté du sable froid.
De tout son poids elle s’appuie sur ses jambes serrées, met à l’épreuve leur vaillance jusqu’à la délectation. Elle commence à marcher à pas pressés.
Elle marche, elle marche. A nouveau elle a soif d’exister, boit l’air acre, poreux. Elle boit le cliquetis des étoiles à grandes gorgées.
Son allégresse porte son chant intérieur jusqu’aux sources limpides de la terre….
Là où Aurélien l’entend.
Plénitude.
Simplement elle attend.
Elle attend leur vie
Elle attend la ronde de leurs enfants sur son ventre nu
Elle s’attend
Elle attend celle d’avant.
À la pointe de son cœur, un pincement.
A peine un frôlement.
Innocence évanouie.
La vie dénude nos racines, les consume.
*(1) athanor était aussi appelé four philosophique, car il devait permettre de réaliser la pierre philosophale.
* (2et3) Gérard Bignolais carnets d’ateliers 8 ième cahier
* (4) Lydia Harembourg L’humanité à trois temps de Gérard Bignolais
Autres sources :
Corps emprunts empreints catalogue d’exposition à la Commanderie des templiers Elancourt
Gérard Bignolais Empreintes et sculptures du corps humain.E.C. édition
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