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Au début, je ne prête pas attention à ma respiration. Allongé sur le dos, au centre de la pièce, les bras en croix, la bouche close. Dans quelques secondes je sombrerai dans un bras-mort de Morphée. Pour le moment, l'obscurité de mes paupières reste troublée par quelques souvenirs en bribes. Ils s'y impriment grossièrement et se mettent en mouvement. Par exemple, une comète folle découle d'une mouche insignifiante qui - l'instant d'avant - taquinait la queue d'une jument peinte sur le mur. Quant à cette jument, elle accouche - à chacune de mes expirations - de son clone, une ombre blanche délestée de sa selle et de son chevalier chrétien. J'en dénombre soixante. En une file opaque, elles traversent mon champ de cécité puis le laissent désert. C'est alors le pas lourd de ces juments que j'entends. Elles marchent au pas autour de moi. Ça dure longtemps. Elles semblent ignorer la soif, la fatigue et tout frein à leur allure. Une première s'effondrera pourtant, le cœur crevé, puis une seconde une heure plus tard, et ainsi de suite. À chaque fois - en deça du cadavre encore frais - le cercle des juments se reforme aussitôt, plus petit, plus proche de moi. À la troisième, mon cerveau anticipe en secret la suite logique (mon piétinement à mort par les rescapées) mais n'offre à ma faible conscience qu'un sentiment d'angoisse, contrebalancé ni par l'hypothèse du décès de toutes les juments avant de m'atteindre, ni par le fait que l'étau qu'elles forment s'affaiblit de quatre sabots à chaque décès. L'étreinte se resserre, mes respirations se rapprochent, les juments hâtent le pas, passent un palier, elles se font trotteuses. Du sol martelé s'échappent des embruns de poudre. Lorsqu'ils atteignent mon épiderme, mon souffle épais s'accélère d'un coup. Aussitôt, les juments se font galopeuses. L'une d'entre elles ne tarde pas à s'écrouler dans un horrible hennissement. J'imagine déjà les sabots des survivantes frôler ma peau de soie. Ils broieront bientôt mes os, les réduiront en poudre. Mon corps ainsi désarmaturé prendra la forme d'une vessie qui désenfle et grossit au gré d'un vent infernal. À l'orée de la suffocation et des goulots d'étranglement, il se fera alors déchiqueter par l'air qui - pour s'introduire et s'échapper - en empruntera n'importe quel pore. Pourtant, les rares juments encore en lice ne contournent pas le cadavre. Elles le sautent comme un obstacle de tournoi sans réduire le sillon qu'elles suivent. En quelques secondes, cette épreuve les achève toutes sauf une. Cette dernière, je la sens déambuler au pas parmi les cadavres, indifférente à mon souffle apaisé.
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