En 1987, Ludovic Janvier publia ce poème :
du nouveau sous les ponts
Ah, ils les foutent à la Seine.
Anonyme
Il y a eu la journée du 17 octobre. Et
celles d'avant. Et celles d'après. Et les
cadavres dans la Seine, et les cadavres
dans les bois. Aucune enquête sérieuse
n'a été faite ni aucune sanction prise.
E.A.L.V.
Vous parlez d'Octobre 17
Moi je pense au 17 octobre
1
Paris 61 dix-sept octobre on est à l'heure grise
où le pays se met à table en disant c'est l'automne
lorsque silencieux venus des bidonvilles et cagnas
des Algériens français sur le soir envahissent
de leur foule entêtée les boulevards ils n'aiment pas
ce couvre-feu qui les traite en coupables
décidément ça fait trop d'Arabes qui bougent
le Pouvoir envoie ses flics sur tous les ponts
nous montrer qu'à Paris l'ordre règne
il pleut sur les marcheurs et sur les casques il va pleuvoir
bientôt sur les cris pleuvoir sur le sang
2
Sur Ahcène Boulanouar
battu puis jeté à l'eau
en chemise et sans connaissance
vers Notre-Dame il fait noir
le choc le réveille il nage
la France elle en est à la soupe
Et sur Bachir Aidouni
pris avec d'autres marcheurs
lancés dans l'eau froide aller simple
de leurs douars jusqu'à la Seine
Bachir seul retouche au quai
la France elle en est au fromage
Sur Khebach avec trois autres
qui tombent depuis le pont
d'Alfortville on l'aura cogné
moins fort puisqu'il en remonte
les frères où sont-ils passés
la France elle en est au dessert
Et sur les quatre ouvriers
menés d'Argenteuil au Pont
Neuf pour y être culbutés
dans l'eau noire en souvenir
de nous un seul va survivre
la France elle en est à roter
Et sur les trente à Nanterre
roués de coups précipités
depuis le pont dit du Château
quinze à peu près vont au fond
tir à vue sur ceux qui nagent
la France elle est bonne à dormir
3
Paris terre promise à tous les rêveurs des gourbis
leur Chanaan ce soir est dans l'eau sombre
ils ont gémi sous la pluie mains sur la nuque
c'est mains dans le dos qu'on en retrouve ils flottent
enchaînés pour quelques jours à la poussée du fleuve
c'est la pêche miraculeuse ah pour mordre ça mord
on en repêche au pont d'Austerlitz
on en repêche aux quais d'Argenteuil
on en repêche au pont de Bezons la France dort
on repêche une femme au canal Saint-Denis
les rats crevés les poissons ventre en l'air les godasses
ne filent plus tout à fait seuls avec les vieux cartons
et les noyés habituels venus donner contre les piles
on peut dire qu'il y a du nouveau sous les ponts
la Seine s'est mise à charrier des Arabes
avec ces éclats de ciel noir dans l'eau frappée de pluie
LUDOVIC JANVIER ( "La mer à boire", Gallimard, 1987)
Commentaires (3)
Je n'avais jamais lu ce poème...
Il est tellement ... juste, je veux dire... la vie, la vérité, sans emphase, toute simplette et insensible qu'elle est parfois. Bam. Plouf.
Oh Seigneur, ait pitié d'eux, ils ne savent pas ce qu'ils font...
La France, parfois, est prête à vomir...
Je vous suggère d'aller lire La dent qui branle, d'Anilmandan, sur ce site.
Echo de souvenirs.
commentaire