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Textes Auteur(e)s Jean-Mi
Textes hors-recueil
66. et on bousillera tous les vioques
Jean-Mi
Nouvelle publiée jadis par les éditions Méréal
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et on bousillera tous les vioques

et on bousillera tous les vioques

ET ON BOUSILLERA TOUS LES VIOQUES
Avenir 1976
Nous remercions Monsieur D. de nous avoir confié le carnet de son neveu.

1
Les vieux sont moches. Ils sont souvent grognons, malades, tristes; ils s'émiettent de partout. Qu'une maille du gilet se relâche, et tcha! éternuement, voilà mon vioque pulvérisé, petit tas couronné d'un dentier. Tiens, se disent les vautours, encore un monticule de poussière qui sourit, on ne va pas se poser pour si peu. Les vieux sont radins. Ils éprouvent une immense volupté à planquer des fortunes dans l'antique lessiveuse, sous le cul de l'écureuil, dans l'armoire naphtaline et lavande, sous le matelas moisi, bref, dans tous les coins malsains.. Ils accumulent, thésaurisent, entassent, comme pour graisser la patte de la fatalité. Mais la fatalité rigole en douce, car les vieux, c'est bien connu, n'ont pas d'épaisses couches d'avenir devant eux, juste une pellicule sèche qu'ils regardent se craqueler et choir par plaques pendant que le passé leur bave stupidement sur la nuque. Dégueulasse. Et pendant ce temps, le fric roupillant manque cruellement à ceux qui débutent dans la vie. Tu vois: on disposait de pas mal d'arguments esthétiques, éthiques, économiques pour se les faire, les vieux, afin de réinjecter d'urgence leurs capitaux dans notre jeune entreprise, Paulo et moi. Suffisait de souffler dans les mailles, histoire de nettoyer avant les héritiers les alentours des petits tas.
Nous sommes partis de rien.
Avec Paulo, depuis longtemps, on s'emmerdait. On fumait, vidait des canettes, on notait sur 20 le cul des passantes, on blaguait vulgairement, on râlait, on faisait les malins, on fumait, vidait des canettes, on riait fort, on notait sur 20 les seins des passantes, on pelotait les flippers, on crachait, on critiquait, on fumait, vidait des canettes, on rotait, on injuriait les passantes, on lapidait les matous, on pissait contre les murs du Centre Culturel, on se plaignait, on se grattait le nez, on fumait, vidait des canettes, on vomissait. Merde! ça suffit, faut réagir, a dit Paulo. Ses mots m'ont fait tout drôle, c'était à la fois brusque et intense, entre le coup de pied au cul et l'illumination mystique. J'ai compris à l'instant que quelque chose avait changé. J'ai regardé au loin, bien au-delà du parking, et, pendant une grosse minute, nous avons tous deux communié en silence. Après quoi, je me suis tenu bien droit devant mon pote et lui ai pris les deux épaules pour lui dire bien en face: T'as raison, Paulo.
2
Le jour de notre premier coup, la météo avait fignolé une jolie matinée printanière. On s'en foutait. Avec Paulo, on n'était pas là pour s'émouvoir des partouzes de coccinelles ou d'oiseaux vaguement immigrés. De toute façon, le centre commercial où nous attendions n'offrait guère de place pour les débauches de la nature. La seule bestiole qui nous intéressait c'était l'écureuil, le protecteur de la petite épargne, chaste comme une momie. Ca grince, a dit Paulo. Le vieille arrivait. Elle portait un cabas au fond duquel devaient encore traîner deux trois rutabagas fossilisés. Elle est entrée dans le bureau de l'écureuil, en est ressortie, a échangé quelques ragots avec une bonne femme dégoulinante de gosses, a touché - Berk! - la joue du plus petit, a dit au revoir à la dame, est allée remplir son cabas au Félix Potin. Je l'ai suivie. Pas la peine de détailler son ticket de caisse, sache simplement que le porte-monnaie qu'elle a foutu sous les poireaux ne contenait que de la ferraille, les billets se trouvaient dans une enveloppe glissée dans la poche gauche de sa blouse à fleurs mauves. Méfiante, l'aïeule. Mais pas assez. Pour regagner ses pénates, elle devait emprunter le passage souterrain pratiqué sous la gare. Moi je suivais toujours, avec ma boîte de cassoulet achetée pour donner le change. Quand la vieille a pénétré dans le tunnel, j'ai hâté le pas. En entrant à mon tour, j'ai pu voir mon Paulo qui, conformément au plan, arrivait face à la mémé. Il poussait la mobylette volée. J'ai couru. Paulo aussi. La mobylette a démarré. La vieille a crié en lâchant son sac. Je l'ai attrapée. Elle se débattait. Je lui ai flanqué un coup de cassoulet sous le chignon. Elle est tombée. J'ai pris l'enveloppe, j'ai bondi à l'arrière de la mob' et j'ai gueulé: Fonce, Paulo! Un train passait au-dessus de nous.
Deux mille six cents balles.
On a eu du bol, qu'est-ce qu'on a eu comme bol, nom de Dieu, répétait Paulo, avec une pointinette de pétoche rétrospective. C'est bon signe, affirmais-je, résolument optimiste. Nous étions planqués derrière le grand tas de gravats d'un chantier abandonné. Les travaux semblaient interrompus depuis le bas Moyen Âge. - J.J. Smith and son - Les Nénuphars - Première tranche - , pouvait-on encore lire sur un vieux panneau couvert de graffitis couillus dénonçant à leur manière le temps qui passe et le scandale immobilier. Le lieu servait de dépotoir, et - à en juger par la densité de capotes en berne -, de nid d'amour. Paulo s'émerveillait: En plus, ça tombe juste! mille trois cents chacun! L'enveloppe contenait également la carte d'identité et le livret A de la vieille attestant que Madame Buisson Ginette, titulaire du compte, détenait encore cinq briques et des noisettes. On a pensé un moment que paulo pourrait se déguiser, se grimer en gand-mère pour effectuer un retrait dans un bureau quelconque ( Lui - un mètre soixante-cinq, soixante-deux kilos - était plus crédible que moi - un mètre quatre-vingt-deux, quatre-vingts-cinq kilos - dans le rôle difficile de Ginette ). Mais non, trop tard, trop dangereux, avons-nous sagement conclu. Ensuite, silencieux, méditatifs, nous avons lancé quelques morceaux de plâtre contre un bidon vide. Le vent s'était levé; il agitait, non sans mélancolie, un chiffon pendouillant à l'extrémité d'un machin tout rouillé, faisait grincer un restant de palissade, feuilletait les pages pourri d'un Lui revenu de tout, nous enveloppait des rumeurs de la nationale encombrée, enfin, tu vois le climat.
Et puis la conversation a repris à peu près comme ça:
PAULO: N'empêche, sans déconner, on a pris vachement de risques.
MOI: Tu rigoles, Paulo, on n'a investi qu'un cassoulet.
PAULO: Dis donc, au fait, qu'est-ce que t'en as foutu de cette putain de conserve?
MOI: Pourquoi? t'as faim?
PAULO (bousillant hargneusement un morceau de plâtre contre un reste de parpaing): Fais pas l'con!
MOI: Bon, sérieux, qu'est-ce que tu voulais que j'en fasse? Je l'ai balancée dans le souterrain.
PAULO (l'air pincé): Eh ben mon pote, bravo! Pro, le mec, très pro... Et les empreintes, dis, t'as pensé aux empreintes?
MOI: C'est ça qui t'inquiète! Mon pauvre vieux, si tu crois que les flics vont se les abîmer à relever les empreintes de tout ce qui jonche le souterrain - tout ça pour cette vieille épouilleuse d'écureuil -, tu zones dans le surnaturel. Et même, en admettant qu'ils les relèvent, ça les conduira nulle part, ils peuvent aussi bien examiner une peinture d'avant-garde. Non, pas de danger, inconnu des service de police, pas fiché, casier aussi vierge que la plupart des premières communiantes.
PAULO: T'es sûr?
MOI: Archi.
PAULO: Sans compter toutes les mauvaises rencontres qu'on aurait pu faire... Et puis, je m'en rends compte maintenant, le coup de la mob c'était vraiment louf. Imagine que les flics nous aient croisés comme ça, à deux dessus, sans casque, sans papiers... Non, une attaque en plein jour, deux cons qui se tirent à dada sur de la ferraille qui pète, je réalise... Je ferai plus ça.
MOI: Avec les raccourcis qu'on a pris, on avait plus de chance de rencontrer des lapins que des poulets. La vraie grave erreur c'est que c'est moi qui aurais dû conduire, j'ai fait le grand écart tout le trajet; maintenant, mon entrecuisse, je peux l'étaler sur un toast. A part ça, je le trouve pas mal préparé ce premier coup.
PAULO: Pour des débutants, d'accord... des débutants avec un pot qui déborde.
MOI (véhément): Arrête de geindre, Paulo! Après tout t'es bien content de les caresser, les biftons. Tu crois que tu les palperais en ce moment si on était restés comme d'habitude à bibiner peinards sans prendre d'autre risque que celui de gerber sur le paysage? Le risque c'est la loi de la nature. Regarde le jeune piaf, faut bien qu'il s'élance hors du nid - allez hop! - alors qu'il n'a pour lutter contre la pesanteur que ses deux petites ailes à la con. Il pourrait se dire: Oh là là, je vais m'écraser au sol, renconter le matou, me perdre dans l'immensité céleste, entrer en collision avec un U.L.M., attraper un coup de froid, me faire violer par un corbeau, non, trop risqué, je sors pas du nid. Pourtant il saute - Go! - parce qu'il sait bien, lui, le petit piaf, que s'il reste dans le nid, ce sera pour y pourrir dans l'indifférence universelle. Crois-moi, Paulo, être expulsé de la tripaille douillette de sa mère c'est déjà tout risquer. D'ailleurs c'est toi qui l'a dit le premier: Faut réagir.
PAULO (légèrement hésitant): On n'est pas des piafs.
MOI: On est quand même des drôles d'oiseaux
PAULO: Enfin, vaut mieux être prudents. On n'est pas forcés d'aller gazouiller sous la moustache des chats ni d'aller présenter le croupion aux corbeaux. Bon, pour le cassoulet, on n'y peut plus rien, mais la mob, faut la faire disparaître.
MOI: On n'a qu'à la laisser là.
PAULO: Pas question! On a déjà eu tout le service p'tit dèj, faut pas abuser. Pour les empreintes, tu peux dire ce que tu veux, j'ai toujours un doute; mais je ne céderai pas sur la mob. Elle disparaîtra! (Paf, encore un morceau de plâtre). Tu vois, toi, tu sous-estimes l'ennemi; c'est mauvais ça, très très mauvais. La police scientifique, tu connais? J'ai bien vu dans les films: à partir d'un bouton de braguette ils remontent jusqu'au coupable.
MOI: Faut pas croire tout ce qui se passe dans les pornos.
PAULO (à travers un sourire inquiétant): C'est ça, fais le malin... En tout cas, moi, je la brûle c'te mob.
MOI (apaisant, calme, pédagogue, un chouïa paternaliste): Ecoute, mon petit Paulo, je te comprends, tu ne veux rien laisser au hasard, tu es perfectionniste. Moi, je respecte ça. Mais attention: si tu allumes la mob, tu vas faire cramer toute cette putain de décharge. Tu vois toutes ces choses inflammables. Tu sens ce vent?... Le vent attise, répand, bichonne l'incendie. Regarde: à pas huit cents mètres d'ici y a les immeubles, de l'autre côté t'as la nationale... Si tu allumes, vieux frère, dans cinq minutes grosse fumée, deux cents paires de jumelles braquées sur nous, arrivée en masse des curieux, badauds, cinéastes amateurs, puis presse locale, pompiers, flics... Imagine Paulo... Crois-moi, en ce moment ils grouillent autour de la Ginette à cinq six bornes d'ici, pas la peine de leur adresser des signaux apaches.
PAULO (calmé, le regard nuageux): Tu crois qu'elle est morte, la vieille?
MOI: Tu sais, Paulo, le cassoulet c'est lourd pour l'estomac, mais pour l'occiput ça pardonne pas, surtout pour un occiput vermoulu.
PAULO: L'occi quoi?
MOI: T'en fais pas, c'est pas un mot grossier; c'est ça, mec, l'occiput (Je lui balance derrière la tête une tape de virile affection). Allez, pense à tes mille trois cents balles, et à cette belle journée qu'on n'a pas vue passer.
PAULO (se décidant, après un moment de silence, à énoncer lucidement la nouvelle donne du réel): Criminels... ça y est... on est des criminels.
MOI: Ben ouais.
3
Quand la bonne volonté s'en mêle, les négociations progressent à pas de géant, le monde se décoince, on peut à nouveau rassembler les forces vives pour pousser dans le sens de l'Histoire; aussi avons-nous pu, avec Paulo, aboutir au compromis suivant: cette nuit, on va la foutre dans l'étang de Saint-Floc, la mob. A l'étang de Saint-Floc y a un monde fou, surtout le week-end; des centaines de tribus y installent leur campement; danses rituelles à la dévotion du barbecue; la merguez chante, seule cigale du coin; la brochette gazouille; la côte de boeuf minaude; la chipo dégouline en soupirant d'extase; si tu cueilles une fleur dans les environs, tu tarineras qu'elle diffuse un parfum étrange: elle sent la fête de l'Huma. Aux beaux jours, Saint-floc c'est un max interculturel. Grande manif spontanée pour la paix et l'amitié entre les peuples, toutes les ethnies se mélangent, salade monumentale, mouvante, pas besoin de touiller. Les noirs s'assaisonnent de musique poil à gratter, ils pétaradent entre leurs épaules, multiplient leurs guibolles, troquent leurs hanches, ondulent, s'émiettent, se rassemblent. Après la baignade, les petits bougnes viennent se coller aux loukoums; combiné au Coca, le piège traditionnel redouble d'efficacité, on récupère la marmaille à coup sûr. Ex-Ritals, Portos, vagues Bretons, tronches basanées où pâlichonnes, bides briochés ou bien raclés, seins hardis ou approximatifs... l'exotisme côtoie la franchouille, le loubard croise tranquillement le pédoc; boubous, jeans, djellabas, maillots à trous, allez, frères banlieusards, il fait beau, magnez-vous d'en profiter. Des bandes de chiards se répandent, éclaboussent, cavalent à la poursuite de leur fou rire, sautant par-dessus les nichons médusés, chamboulant mamours et pétanques; les matches de volley débordent, rebondissent sur les bronzettes crémeuses, tandis que, sur l'eau plate, une nuée de voiles quémande un poil de zef entre les têtes flottantes. Tu vois: c'est un coin de nature vachement gai.
Mais la nuit y a personne.
Bon, j'ai dit, rendez-vous après dîner à la Grenouille Bleue. On arrosera ça. Ensuite, vers onze heures minuit, puisque t'y tiens, tu iras noyer l'engin. Moi je t'attendrai sur le banc de la Place des Nénuph's. J'aurai de la bibine. A ton retour, on arrosera encore ça. En coupant par le petit bois, tu te taperas en gros une borne à pince. Ca te fera un peu de sport. En attendant je garde la mob, j'ai quelques courses à faire.
J'ai abandonné la mob sur un parking.
A l'époque, on habitait chez nos parents. Paulo créchait Résidence des Roseaux, une île pleine d'étages et d'ascenseurs coincés. Sa famille vivait dans un trois-pièces coquettement agencé autour d'une télé majestueuse. Pur produit de l'échec scolaire, Paulo avait suivi le cursus classique du jeune chômeur apolitique. Sa mère était plutôt sympa, n'hésitant pas à lui servir du rab de nouilles, alors que le père maudissait la grande bouche inutile de son fils.
- Crétin, disait-il, ça, la bière, la bouffe et les journaux de cul ça y va, insertion réussie; mais pour bosser, attention, c'est une autre paire de bretelles. Tu as vraiment de la chance que ta mère soit là, parce que moi, un feignant, j'appelle ça un feignant, pas un non-travaillant. Tu peux être sûr que si je détenais tout le pouvoir tu aurais libéré le linoléum depuis longtemps, avec ton baluchon et ton cul douloureux. Mais ta mère en serait malade. Regarde: rien que d'y penser elle en a déjà les larmes aux yeux.
- Ne l'enfonce pas Roger, reniflait la brave mère, tu vois bien qu'il déprime.
- Pour ça t'as raison! il déprime comme quatre! il reste presque plus de nouilles! Bon Dieu! avec tout ce qu'il bâfre, je me demande comment il fait pour être aussi freluquet. Je comprends pas. On relève pourtant pas de ver de vase dans son ascendance.
- Sois pas cruel, Roger, on ne choisit pas son physique. Et puis laisse-lui le temps de faire ses preuves.
- Des preuves! Elève nul, apprenti raté, bricoleur minable, chômeur flasque, fils ingrat... Dois-je poursuivre? Non, pour moi les preuves sont suffisantes, tout se tient.
- Ca sert à rien de l'humilier comme ça. Un jour l'occasion se présentera. Paul n'est pas si mauvais, il saura bien la saisir...C'est pas vrai, mon chéri?
- Si, maman.
Voilà en gros l'ambiance chez Paulo.
Chez moi c'était pire.

J'y suis pas rentré. J'ai été directement à la Grenouille Bleue. J'ai commandé un double whisky. Puis un autre. J'avais les moyens. Pendant un bon moment je me suis senti parfaitement serein, je fondais tout doux avec les glaçons. Mais merde, ça m'a repris d'un coup. Ma crise. Comme d'habitude, brusques remous dans la tripaille, danse de l'ours entre les tempes; ensuite le coeur enfle, squatte toute la poitrine, impression qu'il s'épuise à pomper une vieille soupe bien épaisse. Quelque chose durcit, se resserre, comme si c'était le temps, l'instant qui faisait garrot. Ma barbaque s'alourdit, m'enferme. Peine à respirer. Chaleur. Sueur. Comprends plus ce qui m'entoure. Les mots, les voix mijotent dans leur sauce sonore, une mixture imbitable. Les gens, les pantins évoluent au ralenti dans une lumière de plus en plus gluante. Alors - comment dire? - je me sens moi. Que moi. Le dernier truc évident c'est l'étonnement barbare d'être moi, seul, paumé dans l'infiniment merdique. Je vais crever de stupeur, je le sens. Mais non. On ne crève pas de ça. On trouve toujours une prise. Il faut bouger. Pas forcément beaucoup. Cette fois il m'a suffi de descendre aux chiottes. Le plus dur, c'est de se lever, de concentrer dans les mollets toute la force d'espoir. Je me suis servi d'un rire. Une fille. Son rire arrivait à percer. Il a fait levier. Je me suis retrouvé devant le miroir du lavabo. Je me suis reconnu. Pas à chier: c'était bien moi, avec vingt ans de viande autour.
- T'as mauvaise mine. T'as encore eu ta crise, toi, a diagnostiqué Paulo en arrivant.
- Te ronge pas, vieux, j'ai déjà consulté: rien de sérieux, c'est dans la tête, une forme primaire et convulsive du cogito.
- Putains de termes médicaux!
On a commandé des bières. Paulo non plus ne pétait pas la forme. Il se plaignait du contexte familial. Faut que je me barre, disait-il. Moi aussi, me solidarisais-je, mais patience, Paulo, encore trois quatre vioques et on pourra partir du bon pied.
Soudain, Paulo a tiré son nez de la mousse pour s'étonner de n'avoir pas vu la mob devant le troquet. Il m'a demandé où je l'avais garée. Alors là, sans me vanter, j'ai bien joué: la justesse d'expression, l'intonation au poil, dosage parfait: une mesure d'ironie pour cinq d'effarement, la moue tout en nuance, le talent quoi. A la fin j'ai fait: Merde, c'est pas possible! avec un mouvement de sourcils pour marquer la clausule.
On est sortis. Je me suis campé là où la mob avait été prétendument garée. Ca alors, ai-je béé, on nous l'a chourée!
Paulo m'a observé un moment, un oeil lard et l'autre cochon, avant de regagner vite fait la Grenouille, sans un mot. Quand je l'ai rejoint, il était assis devant son demi; on ne voyais plus que sa touffe rouquine dépassant de ses épaules malingres; on aurait dit un héron planqué sous des carottes râpées. Monsieur boudait.
4
- y a pas de vrai confiance entre nous, tu te fous de moi.
- Qu'est-ce que tu racontes, Paulo?... T'es mon pote, je dirai même: mon frère -électif -, celui qui ne doit rien aux lois de la génétique et du reste.
- Arrête de faire l'intello. Je sais bien que t'as changé malgré les lois du reste.
- Exact Paulo, j'ai changé: j'ai vieilli.
- T'es vraiment malade, mon pauvre vieux.
- C'est bien ce que je dis.
- Quoi, t'as trop bu?... T'as eu ta crise?
- Tu sais bien: je suis une crise sur pattes, c'est pas nouveau.
- Qu'est-ce que tu racontes?... T'as une vraie gueule d'état d'âme.
- Tu confirmes.
-Tu vas encore me balancer l'histoire des mômes!
- Ca m'a marqué, Paulo... plus que tu crois.
- T'as même pas eu un bleu.
- Mais, eux, ils avaient un flingue! Même pas quatorze ans, un flingue! Ils m'ont mis à genoux! J'ai dû tout leur donner, sept cents balles plus mon briquet... et ils m'ont flanqué un coup de pied dans le bide... en disant: vieux con. Tu te rends compte, Paulo: VIEUX CON!
- C'était une bande de chiards. Qu'est-ce que t'y peux?
- Je veux un flingue!
C'est vrai quoi. On avait déjà bousillé cinq vioques, on avait récolté en gros sept bâtons. Et on avait presque tout dépensé en courants d'air: bistrots, restos, putes, fringues, petites vacances à la con... Bref, aucun projet, perspective bout de gland, pas de courage, rien à vivre... Je me suis rendu à l'évidence: j'étais déjà vieux. L'histoire des gosses l'attestait.
Il fallait contacter Berly.
En vérité il s'appelle Philibert mais, va savoir pourquoi, l'usage a inversé les deux dernières syllabes, ce qui a d'abord donné Berli. Seulement, Monsieur a exigé un igrek final. Un i ça fait minable, prétendait-il, ça fait petite bite qui veut se taper une mouche... En tout cas, lui, c'est un vrai: six ans de cabane. Sûr, il pourrait me degoter un flingue.
5
Ca y est. Je l'ai. Il est là, posé à côté de ce carnet, étrange bête domestique observant son maître. Bon, si je veux m'occuper de lui, il faut poser le stylo.
Salut.

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Commentaires (3)

Hypolaïs Polyglotte
le 20/06/2012
j'adore !
Cette petite ambiance "c'est arrivé près de chez vous"...
Toujours cet excellent style, un plaisir de te lire !

HypoPo

Ps : géniale cette idée de pouvoir être averti des textes publiés par les profils suivis...
Morellec
Posté par
le 23/06/2012
Flux verbal dans un néant sans avenir, venu de nulle part ... Si, d'une Nausée à la Jean-Sol Partre. Et le Beau dans tout ça ?
Hypolaïs Polyglotte
le 25/06/2012
Le Beau, il est dans le style...
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