Ganache
Au musée, combien de visiteurs regardent le panonceau avant le tableau ? Et dans une bédé, la bulle avant le dessin ? Curieuse perversion qui donne au mot une ascendance sur l'image. Le tableau sans panonceau, qu'importe son sujet, se mue en une nature morte impressionniste. Quelques fruits flous dans une corbeille. Et parfois, les goûter ne suffit pas pour les identifier. Il est des saveurs orphelines auxquelles on échoue à assigner un nom. Un nom précis, univoque. Pourtant, on les connaît. Elles nous disent quelque chose ces saveurs. Hier, j'ai vécu cette expérience en mangeant un chocolat, extirpé au hasard d'un coffret. Sa ganache avait un goût de fruit. Quel fruit ? Un fruit rouge. Quel fruit rouge ? Un long moment, alors que la ganache fondait imperceptiblement sur mon palais, j'en restais au rouge. Impossible de visualiser de quel fruit rouge il s'agissait et par conséquent d'en citer le nom. La couleur inhibait le mot.
Puis, presque simultanément, deux fruits surgirent dans mes pensées : la framboise et la cerise. Leurs goûts bien distincts auraient dû me permettre de trancher. J'en fus incapable. La ganache contenait-elle les deux ? Non, il n'y avait qu'une seule saveur. À moins que certaines saveurs, une fois mélangées, donnent une nouvelle saveur, orpheline, coupée de ses ancêtres... comme une couleur obtenue en en mélangeant deux. On ne perçoit guère du rouge et du vert en regardant du jaune, pourtant obtenu en mélangeant du rouge et du vert. Dans un jus de fraise à la menthe, on distingue sans mal la fraise et la menthe. Alors pourquoi cette ganache me laissait-elle indécis quant à son fruit ? Ma perception était-elle parasitée ? Je soupçonnai alors un souvenir, d'enfance. Je compris lequel (peut-être venais-je de le créer de toute pièce). Le souvenir d'une récré et d'un sachet de bonbecs. Un sachet vide à part quelques grains de sucre au fond, tout imbibés de diverses saveurs chimiques. Un fond de sucre qu'on lèche pour se faire exploser les papilles. Placer sa langue sur les bornes d'une pile 9V pique à peine plus. À peine avais-je ce souvenir en main qu'un autre l'effaça, celui de la ganache, maintenant totalement fondue, me laissant une saveur de framboise, intense, indiscutable.
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