L'épaulette
Mes amis se plaignent de ne pouvoir m'embrasser. Que ma joue droite, cachée par cette poule sur mon épaule, leur est interdite. La croient-ils si différente de ma joue gauche ? Des vallons boisés, des cités antiques, des torrents poissonneux. Que croient-ils y trouver ? Ils se plaignent continuellement de ma poule.
Ils m'incitent à m'en séparer, ce faisant, à la libérer. Qu'elle prenne son envol. Offre lui des ailes à cette pauvre bête ! Quel curieux perchoir qu'une épaulette rembourrée...
Ils l'appellent "poule" par mépris, inculture ou paresse, comme on dit "Chinois" pour un Mongol, qu'il soit ouvrier rizicole ou fauconnier. Ils ignorent sa famille. Ils occultent même son doux plumage coloré, du violet bleu des pulmonaires. Elle est mon air, mon flair. Aucun collier pour l'enchaîner. Elle est dépourvue de cou, son corps est sa tête. Ma seconde tête. Le trésor d'un céphalophore invaincu.
Quotidiennement, par tendresse, elle frotte son bec sur mon oreille, m'offre les vermisseaux volants que l'ai dressée à chasser. Un tel spécimen mérite tellement de hauteur que l'épaule d'un bipède lui est due. Elle mériterait même de sautiller sur le crâne d'un géant.
Et pourtant il faudrait la libérer. Pour son bien ; et pour le mien : ne pas rester amputé de ma joue droite. Alors... d'abord... je lui prie de bondir sur ma main. Qu'elle s'éloigne de moi, mais avec moi pour commencer. Ma main tendue, nue. Et ses serres puissantes qui broient mes phalanges.
commentaire