le Souffleur de rêves
Un soir, un seul, songez à ne pas dormir et contemplez attentivement le ciel obscurci, vous verrez, déchirant la lumière de la nuit, passer près des étoiles, douces orantes originelles, apaisantes, attentives gardiennes de la mémoire,vous verrez passer une cohorte de dormeurs.
Les yeux grands ouverts sur leurs âmes secrètes, dans leurs eaux sombres et profondes, miroir de leurs rêves, ils sont en quête de tous les possibles.
Que seraient ils sans le secours de ce qui n’existe pas ?
Depuis le premier sommeil des hommes, ils se dirigent vers la boutique du souffleur de rêves.
Elle se tient là, dressée dans le fini des terres connues, là au point précis où se croisent les chemins du réel et de l’irréel.
C’est une boutique semblable à tant d’autres. Sur son fronton est inscrit : « Souffleur de rêves en tous genres, confection sur mesure. »
Chaque soir le souffleur de rêves déverrouille la porte, chaque matin la referme. Et il en est ainsi depuis l’origine des temps et les premiers balbutiements des hommes.
Devant cette porte les dormeurs se posent, longs oiseaux fébriles, repliant leurs ailes dans leurs profondeurs bleues.
L’un d’eux pousse la porte et tous, un par un pénètrent dans une salle silencieuse, baignée de clarté.
Le long des murs d’immenses bibliothèques, sur leurs rayonnages des sphères de cristal étiquetées « rêves diurnes » et d’autres de nuit bleue étoilée dénommées « rêves nocturnes ».La pièce en est constellée.
Devant, se tient le souffleur de rêves, il invente les rêves des hommes, les façonne comme des bulles de verre.
Créer les songes nocturnes est assez facile pour lui, il se saisit de ce chacun a vécu, craint de vivre, de secrets enfouis, de prémonitions, de souvenirs heureux ou malheureux.
Mais les rêves diurnes, quelle complication ! Ils sont si variés, si complexes, il faut les confectionner sur mesure.
Telle est la lourde tâche du souffleur de rêves.
Les dormeurs exposent leur requête à l’artisan de tous les possibles, uniquement au subjonctif et avec un grand respect.
C’est la règle pour les rêves choisis, nul ne peut y déroger.
« Je vous en prie, faites que je puisse » « Je souhaiterais que vous façonniez pour moi…. »
Le souffleur de rêves se souvient…
C’était au commencement, il revoit un dormeur et une dormeuse. Jamais il ne les a remarqués dans l’affluence des rêveurs.
Jamais ils n’ont eu recours à lui :
Ils sont l’un à l’autre la source de leurs rêves. Séparés, ils se rejoignent dans leurs songes nuit et jour et parfois l’un près de l’autre, prennent le temps de rêver l’un à l’autre.
Ils portent ensemble le poids d’un amour, lourd et léger à la fois. Ils le tiennent dans leurs mains jointes, rond, lisse, sans faille ni fêlure.
Sans cesse il renaît à lui-même, dans un grand questionnement.
Ce soir là, ils sont venus demander au souffleur de rêves un rêve d’éternité, pour cet amour qui les emporte dans son absolue et visible présence.
Ils parlent doucement. Leurs regards liquides s’embrassent, leurs sourires s’embrassent. Ils ne s’inquiètent que de leur futur fragile.
Alors le souffleur de rêves les invite à le suivre.
Derrière l’échoppe un jardin.
Ils ne cessent de se parler ni de s’écouter, s’avancent en silence.
Dans ce jardin de pleine nuit, la clarté irradie. Elle sourd de la terre comme une source, de grands arbres l’habitent et sculptent la lumière, leurs feuilles chantent de leurs gorges d’oiseaux. Des lys élancés et blancs se font transparents.
Les deux dormeurs regardent, attendent, craignent, espèrent, leurs âmes limpides échangent leurs vérités.
Dans la forêt une silhouette de femme assise, hiératique. Sa longue chevelure argentée tombe jusqu’au sol et dans le flou de son visage étincellent deux larmes sans paupières.
Sur ses genoux repose une étoffe qu’elle tisse inlassablement, entremêlant des fils sombres et brillants, ombre et lumière. Tissu de vie, tissu de mort.
Le souffleur, pour façonner le rêve d’éternité, cueille une brassée d’impossibles.
Quelques lys transparents comme le verre, quelques feuilles aux gorges d’oiseaux et puis il capture traversant l’air, un souffle de sérénité et l’empreinte des paroles écoutées des poètes qui se sont tus.
Enfin avec une précaution infinie, il s’approche de l’étoffe d’ombre et de lumière et très lentement prélève un seul fil brillant en prenant bien garde à ne pas le briser.
Tout cela, recueilli en ses mains, il le porte à son cœur et commence à souffler la bulle longuement, longuement…Il souffle, elle grandit, il souffle, elle grandit, brillante, aveuglante.
Le souffleur fait signe au dormeur et à la dormeuse d’y pénétrer.
Et bientôt à travers le cristal on ne distingue plus que leurs paupières closes et la flamme de leur cœur qui brûle à jamais.
Dans le temps immuable résonnent éternellement ces mots :
Romeo, Juliette
Elea, Païkan ; Philémon, Baucis ; Tristan, Iseult ; Béatrice, Dante ; Anne, Gilles…
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