PISSIN-BARRAL ©Ce texte est protégé par un copyright.
PISSIN-BARRAL
J'ai rencontré mon juge. Oh, un juge très quelconque, à tel point que je l'ai appelé Pissin-Barral. Car le vrai Pissin-Barral existe. Il est en réalité un rond de cuir, un zéro tout rond, un employé à la Trésorerie qui habitait ma rue, un peu plus haut, après la maison de ma mère.
Il portait toujours des lustrines grises aux coudes, une barbiche taillée en pointe, un lorgnon et un grand parapluie noir. C'était un vrai pisse-vinaigre, un os de sèche, un byssus de moule et, l'odeur rance de génoise qui lui collait au paletot, venait plutôt de ses braies qu'il avait toujours douteuses et sans formes. C'était un aigri, un bloc de souffrance qui nous faisait payer bien cher, à nous qui n'y étions pour rien, son malheur d'être resté vieux garçon.
A cause de son teint pisseux et de sa peau ratatinée, ma mère pensait que « l'acidité lui travaillait le foie », et elle ajoutait très sérieusement : « y rumine c'homme-là, y remâche son avarie d'la vie ! ».
Ce qui était certain c'est que Pissin-Barral avait fini par détester ses semblables et nous les enfants du quartier plus que quiconque. Sa vindicte se trouvait attisée par la proximité de nos jeux bruyants et il nous le faisait savoir. Il nous cherchait querelle pour un oui et pour un non. Dès qu'il nous apercevait, il nous poursuivait, son parapluie brandi comme une pique de lansquenet en criant : « tas de p'tits saligauds, tas de p'tits saligauds». A l'entendre, sa vie à cause de nous était un enfer et le quartier un pandémonium de Milton. Ma mère avait bien cherché à modérer ses desseins belliqueux mais rien n'y faisait. Il nous faisait la guerre. Une obsession. Et dangereux comme une pastenague avec ça !
Un jour que je jouais dans la rue avec mon sac de billes et mon copain Bubu et qu'on s'était accroupis face au mur pour un tir décisif, Pissin-Barral s'était glissé derrière moi et, sans qu'on l'ait entendu venir, il m'avait attrapé les cheveux et les oreilles et il avait tiré, tiré : une vraie toupie. Et il sifflait comme une vipère : « mauvaise troupe, mauvaise troupe, j'vais vous apprendre ! ». Et il me secouait et il me secouait. Comme ma tête allait dans tous les sens, craignant qu'elle se détache j'avais crié à mon tour. Par bonheur une voisine s'était interposée. Elle avait ramassé son parapluie qui était tombé par terre et l'avait rossé avec. « Non mais des fois lui avait-elle jeté, vous n'avez pas fini mauvais bougre ! C'est pas une tirelire c'gamin là, voyez bien que rien n'en tombe ». Et, tout en lui débagoulinant ses quatre vérités, elle lui rapetassa quelques paires de calottes qui lui grêlèrent le nez comme des noix. J'te dis pas ! Car c'était une brave la mère Pommier et un sacré morceau aussi : une force de la nature, des avants bras taillés comme des mailloches. Une vraie dindonne avec en plus vingt kilo de graisse blanche bien tassés sur le jabot et autant sur les hanches.
Depuis ce jour-là, dès que je rencontre un fonctionnaire, je le prends tout aussitôt en grippe. A croire mon cher Dédé que ce sont les lustrines qui font le fonctionnaire mauvais, parce que mon juge est comme Pissin-barral, il a le même fourniment, la même tête desséchée, les mêmes éclats malveillants dans le regard et jusqu'à la même odeur de renfermé qu'il te postillonne dans le nez dès qu'il ouvre la bouche. C'est bien simple, dès que je le vois je me tiens les oreilles à deux mains.
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