Solitude du Smoky©Ce texte est protégé par un copyright.
I.
Et alors… il faisait un temps.. ! Pas vu depuis… et incroyable. Je ne sais pas ce que vous auriez fait, vous, entre rester chez toi bouffer une boîte de maquereaux -enfin, les maquereaux d’une boîte…- con comme un tout-seul devant sa table, ou aller voir la mer, tout seul mais devant la mer.. ? Moi, direct, c’est la mer.
Sur la route il y avait le "Champion", lui ou un autre. Là, je trouverais bien un truc. Il faisait tellement beau que je roulais au ralenti, quand j’ai vu mon pote, là. Je dis " mon pote "parce que je le vois souvent, mais lui ne me connaît pas, ça fait longtemps qu’il ne connaît plus personne. Mon pote, il est presque toujours dans ce coin-là, sûrement pour ne plus se perdre, ou d’avoir renoncé à se perdre plus. Il est là dans son coin assis dans des renfoncements de vitrines, ou aux heures d’ouverture sur son cul au milieu du trottoir. Debout ou assis, il a l’air d’un Woodstock après l’orage, avec longs frisés cheveux comme des algues, et sa barbe autour du sourire allumé. En général tranquille, mais régulièrement lui prend cette série de tics et de tocs pharamineux, ces raidissements d’épileptique qui le cabrent et lui font jeter les bras de droite et de gauche comme s’il se bagarrait encore. Là, je l’ai vu du coin de l’œil qui abordait civilement un quidam en complet clair avec manche à balai intégré. Devait lui demander comme à son habitude s’il, le quidam, n’avait pas de monnaie sur lui. Le costumé a rejeté d’un bloc toute hypothèse ou implication dans ce sens, avec écart brusque, air bref et scandalisé de l’audace.
Que l’on ait pas de monnaie , ça arrive et j’en sais quelque chose, mais qu’on n’ait pas un sourire ou un mot, y’a vraiment des gens pauvres. J’ai regretté de ne pas avoir de monnaie, mais de toutes façons je me voyais mal faire demi-tour place de l’hôtel-de-ville, ça aurait fait cher du sourire, et même si l’on n’est pas radin, le sourire, mon pote était capable de ne pas le voir.
Au "Champion " j’ai pris un poulet fumé et une bouteille de whisky. J’ai payé avec un chèque à la caisse.
Le parking de la plage, dans la bagnole, face à la mer, avec ce vieux Smoky sur les genoux, à lui retirer la cellophane. Déjà une vie de poulet, j’envie pas, mais ce qu’ils leur font après, merde…Dès l’ouverture, il m’a paru désordre. Pas franc, avec bronzage carcinogène établi, la viandasse là-dessous blême, humide, cartonneuse, le goût de fumé ça oui, aux nitrites ou un truc comme ça.
J’ai déchiré un tout-petit bout de blanc avec les doigts, pour essayer, mâchouillé triste. Avec un temps comme ça, c’était dommage, à te faire voir l’été d’un œil nuageux. J’avais ouvert le whisky, ça m’a aidé à faire passer le goût de mouroir. Encore un coup, en hommage au morts-pour-rien. Verse.
T’es quand même gonflé, je me suis dit en repensant à mon pote, je suis tranquille qu’il ferait pas la gueule, lui. Ca me chiffonnait. J’ai redémarré la Lada.., excusez du peu. Mon pote était toujours là, c’était déjà l’heure creuse et plus grand-monde pour lui refiler ne serait-ce qu’un gros mot. Je lui fais signe, il me fait trente-six-mille tics et un rire allumé. Le fumé sinistré dans les mains, l’air surpris-intéressé, une seconde ou deux. J’ai déjà à moitié redémarré, j’ai le temps de voir son air interdit, puis le mort semble lui brûler les doigts, il lui saute des mains d’un coup comme un ressort lâché, roule sur le bitume du trottoir… Mon Woodstock sautille autour, indécis, quasi-fébrile. Dans le rétro je le vois qui le ramasse, le jette encore. Le reprend, le lance encore au plafond du ciel. J’allais pas regarder le match tout le restant de la journée, perdu d’avance, le match, en tout état de cause…
II.
Sur le parking de la plage, ça devait être pour ma peine, y’avait cette néo-punkette débarquée entretemps, une rigolote. Des bonnes joues à fossettes, une crinière d’enfer blanc-cendré au milieu de son crâne, le reste de la tête un peu comme ma gueule de pas-rasé chronique, quasi pareil. Sauf que ses sourcils étaient décolorés blanc pour aller avec la crinière de poney, les miens non.
Après les présentations d’usage qui font qu’on n’est pas que des bêtes, elle m’a aidé pour le whisky. On était dans la bagnole tranquilles vitres baissées avec la mer devant, qui est bien plus calme qu’il y a quelques temps, merci. En début d’après-midi, les ploucs arrivaient avec leurs marmailles, ceux qui avaient fini leurs courses,on n’était plus trop tranquilles et l’âge faisant je m’en ressentais de moins en moins pour les fins de week-end au violon, j’avais pas d’été à perdre et je n’ai jamais été punk, merde. Je lui ai suggéré d’arrêter de me sucer comme ça devant tout le monde et elle a pouffé " vieux salaud, t’es ouf.. ! " et on a rigolé de la gueule des Havrais pendant un quart d’heure ou plus, je ne saurais dire quand nous nous sommes endormis. Le whisky et l’air iodé et le soleil derrière le pare-brise. A un moment elle a dit " faut que je me casse, t’es chié ", elle rigolait encore un peu, le temps que j’ouvre un œil quand elle m’a croqué la lèvre pas très fort et la bagnole était vide sauf moi bien sûr.
J’ai encore roupillé une heure ou deux, plutôt deux. Je me suis réveillé et il était cinq heures et je me suis dit que je ne m’arrangeais pas.
En rentrant, toujours au ralenti, qu’est-ce qu’il faisait beau et doux encore, mon pote était toujours là ; il s’était assis devant la bijouterie Frank et le patron devait faire la gueule à l’intérieur.
Mon pote branlait de la tête d’une musique à lui sûrement.
J’ai ralenti encore et j’ai jeté un œil.
Le poulet Smoky était dans le caniveau, pratiquement intact sauf la poussière d’un samedi de juillet, le dernier. J’habite une ville où il n’y a même pas de chiens errants.
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- Normalité Anormalité
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- "Mon Camarade" Hommage Ferré/Caussimon par AnimalDan
Commentaires (3)
Il y en a beaucoup, hélas...Et ils méritent qu'on en parle.
commentaire
Impressionnant comme en quelques mots vous peignez vos personnages aux coiffures improbables 😊
Très envie d'en lire plus.