Tortue-taupe (? - vendredi 13 janvier 2017)
Vendredi 13. La journée commence mal pour la tortue-taupe. Juste avant l'aube, je l'ai tuée.
Elle m'obsédait depuis plusieurs jours, son grognement lugubre, ces traces qu'elle laissait autour de ma maisonnette. Elle rôdait avec cette assurance de bête à carapace qui ne craint rien. Ni les serres de l'aigle ni la patte de l'hippopotame.
Jeudi 12, taraudée par on ne sait quelle superstition stupide digne d'un homme, la tortue-taupe flaire un danger imminent, de la part d'un homme justement. Un homme inoffensif qui va soudain muter et s'ingénier à venir à bout de sa carapace centenaire, fruit à coque de millions d'années d'évolution et emblème de son statut autoproclamé de patriarche du règne animal.
Pour se défendre, elle songe à lui tendre un piège. Il prend la forme d'un trou cylindrique, caché par l'obscurité et où l'homme tombera, s'étant approché, irrésistiblement attiré par le chant de sirène qu'elle - tortue-taupe - croit pouvoir pousser ! Inquiétude justifiée ou bien prétexte pour creuser enfin ? Car n'oublions pas que la tortue-taupe n'a jamais fait usage de son extraordinaire don de creuseuse. Pourquoi se protéger sous terre quand on vit dans une carapace ? D'autant que manœuvrer un tel scaphandre dans une galerie s'avère malaisé.
De ce trou, qu'elle conçoit plus profond qu'un homme, elle s'échappera par une galerie latérale ascendante, bien plus étroite qu'un homme. Elle continue à cogiter. Pour creuser, il lui faudra quitter sa carapace, sa seconde peau. Là encore, ça la titille. Se dénuder sous la lune, oublier sa pudeur. Laisser le vent caresser son duvet blanc.
Dans la cervelle de la tortue-taupe, les préludes aux catastrophes sont dénuées de danger. Elle se croit seule au monde, comme si chaque créature avait été effacée d'un coup de gomme par son auteur.
Assaillie de pulsions, elle se met à creuser. Elle creuse, creuse et creuse encore, jouit paisiblement de la puissance de ses griffes, insensible au temps qui passe, inconsciente de sa lenteur, cet héritage maternel. Elle traverse la nuit.
La tortue-taupe est en train de percer mon crâne, je me réveille en sueur : cauchemar. 4h du matin. Ça y est, c'est vendredi 13. Fébrilement, je me gratte la tête, comme pour ôter la couche de vernis qui grippe un casse-tête chinois. Du jardin, s'échappe un léger bruissement inconnu. En pyjama, je m'approche et butte sur une carapace ! Alertée par la vibration, la bête se met en alerte. Je la vois qui tourne la tête vers moi, précautionneusement. Trop tard. J'ai poussé la carapace au-dessus de la petite fosse.
La tortue-taupe est prise d'une panique effroyable. Ses membres fouisseurs se raidissent aussitôt. Sa respiration s'accélère, mue en suffocation. Étouffement. Bientôt l'asphyxie. La buée qui s'est formée au plafond, sous sa propre carapace, s'épaissit et se met à goutter sur ses moustaches désespérées. Ce chatouillement énervant lui offre un regain de courage. Il faut creuser la galerie latérale ascendante ! La survie de la tortue-taupe se résume à ce combat. Ses mouvements s'accélèrent au delà du raisonnable puis son cœur lâche.
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