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Textes Auteur(e)s Jean-Mi
Textes hors-recueil
68. une autre nouvelle (M. Bob, ses petites manies, son oeuvre.)
Jean-Mi
texte extrait du livre "je ne serai jamais vieux", épuisé.
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une autre nouvelle  (M. Bob, ses petites manies, son oeuvre.)

une autre nouvelle (M. Bob, ses petites manies, son oeuvre.)

Monsieur Bob, ses petites manies, son œuvre .




Le rien
Ne fait pas rien
Il fait bien pire
Il fait presque rien

Paul Vincensini


- Bonjour, Monsieur Bob.
- Bonjour. Merci de m'avoir reconnu.
- C'est la moindre des choses.
- Pas du tout, pas du tout... Savez-vous que certaines gens ne soupçonnent même pas mon existence ?
- Comment font-ils ?
- Comme si je n'étais pas là.
- Pourtant vous êtes là, indubitablement.
- Merci de le confirmer.
- C'est la moindre des choses.
- Pas du tout, pas du tout... Savez-vous que la plupart des gens refusent de témoigner ?
- Quelle raison invoquent-ils ?
- Ils prétendent m'avoir pris pour un autre.
- Quel autre ?
- Ca, ils se gardent bien de le préciser.
- Ils doivent faire pareil avec lui.
- Sans aucun doute.
- C'est voulu : on cherche à nous diviser.
- C'est déprimant.
- N'exagérez pas, Monsieur Bob, c'est aussi assez comique. Vous devriez vous montrer plus désinvolte.
- Entre nous, croyez-vous que l'on décide si facilement.









- Certes non, ça décide tout seul, c'est la foi.
- Mais la foi me trouvera-t-elle ? Me reconnaîtra-t-elle ?
- Là, mystère.
- En tout cas, merci de l'attention que vous avez bien voulu m'accorder.
- Je vous en prie, c'est tout naturel. Bon, c'est pas tout ça, il faut que j'aille au plus vite me déguiser en pseudonyme. Au revoir, Monsieur Bob.
- Au revoir, Monsieur Bob.


Monsieur Bob voudrait bien croire en Dieu : il saurait enfin qui est l'ennemi. Faute de Dieu, il doit se résoudre à haïr dans le vague. Rien de pire. Pris d'une immense colère, Monsieur Bob massacre l'invisible, étrangle l'impalpable ; il exige que ça agonise, que ça crève quelque part. Voyez comme il se ridiculise, boxant le frigo, frappant du pied le canapé, cognant du front les murs du salon. Rien ne bronche. Progressivement la fureur s'émiette parmi les bris d'assiettes. Monsieur Bob se calme allongé sur le carrelage de la cuisine. Il se laisse ronger par la défaite. Tout à l'heure, le balai à la main, la larme à l'œil, il aura l'air encore plus con.


Monsieur Bob vire le lézard qui dormait lové sous la paupière de la porte d'entrée. Il regarde par l'œilleton. Personne. Pourtant Monsieur Bob entend distinctement le facteur siffler un air qui rebondit joyeusement dans la cage d'escalier. Décidément, les distances et l'absence en veulent à Monsieur Bob, elles le harcèlent. Mais notre héros ne se laisse pas faire. Il replace le lézard et plonge dans le sommeil comme si de rien n'était. Et il a bien raison car, effectivement, rien n'est.


Ou presque.


Tiens, il fait beau aujourd'hui, le printemps fait le malin. Monsieur Bob semble en pleine forme. Il a pris en filature une adorable nymphette : longues jambes de miel, petit cul convulsif moulé dans un short blanc, épaules fondantes... la grâce, quoi. Fugitivement, Monsieur Bob se prend pour Maldoror, il fait le grillon. Mais la statue d'Etienne Marcel hausse les épaules : Monsieur Bob n'est pas un seigneur démoniaque, tout juste un pervers ébahi. Il s'arrête. La gamine s'éloigne. Une fois de plus, Monsieur Bob devra digérer sa propre décomposition.


Rien. L'après-midi. Rien. Monsieur Bob somnole. Il change d'avis, il se lève, se lave les dents, crache rose dans le lavabo blanc. Rien. Ou presque. Monsieur Bob erre dans le presque. Il espère y rencontrer un ami d'enfance qui lui expliquera ce qu'est devenu Monsieur Bob. Il change d'avis, il espère n'y rencontrer personne. Monsieur Bob n'en finit pas de se croiser sans se reconnaître. Il a beaucoup changé.


Le voici, serein, installé à la terrasse d'un café, il boit un vittel-fraise : cette boisson lui rappelle les derniers vers d'un magnifique poème. La soif n'explique pas tout. D'ailleurs Monsieur Bob picole souvent sans soif. Il opte alors pour le whisky et s'émiette peu à peu jusqu'au désert. Là, il se laisse traverser par les grands nomades indifférents.


Mais le désert non plus n'explique pas tout. Monsieur Bob a hanté trop de chameaux pour l'ignorer. Beaucoup de distances impures s'étalent sans pudeur. Aussi Monsieur Bob possèdent-il une voiture qu'il maltraite quotidiennement. Malgré les souffrances infligées à la bagnole, les distances ne se découragent pas. Monsieur Bob si. Faute d'user l'espace, il s'affale dans son fauteuil et se contente de stupéfier le temps.


Les plaisirs compliqués ne dédaignent pas Monsieur Bob. Ils vont même jusqu'à le faire bander vers les étoiles. Les galaxies s'en foutent. Monsieur Bob éjacule mais ne féconde jamais les temps errants. Alors qu'a-t-il soulagé ? Monsieur Bob s'en fout. Il s'endort comme une brute. Les plaisirs compliqués ne lâchent pas prise pour si peu, ils rongent les rêves. Monsieur Bob se réveille vers deux








heures du matin, la bouche pleine de méduses. Il mâche. Il avale. Bouffe des somnifères. Rate son suicide. Se réveille réel et honteux. La honte l'aide à vivre. Et ainsi de suite.


Il éprouve un étrange malaise : l'impression d'être suivi. Il se retourne brusquement. Personne. La nuit pluvieuse, seulement la nuit. Pourtant les filatures lui grattent le dos. Sans doute une allergie.


Dans les lunettes noires du détective, on peut voir le reflet de Monsieur Bob entrant dans un bistrot parisien. Il s'assoit, commande un sauvignon, allume une cigarette et attend. Le détective entre à son tour, s'installe à une table voisine. Béatrice arrive. Monsieur Bob se lève pour l'accueillir. Ils s'embrassent. Béatrice est une jolie femme brune. Elle commande un café.
- Comment ça va ? demande-t-elle.
- L'ensemble se tient.
Le garçon apporte le café. Monsieur Bob boit une gorgée de vin blanc.
- Et toi ? reprend-il.
- Ca va, malgré une légère toux.
Elle toussote dans le creux de la paume gauche, pour illustrer.
- En cette saison, on ne sait jamais comment s'habiller.
- C'est vrai.
- Monsieur Bob écrase sa cigarette. Le détective tourne une page de journal. Béatrice pose sa main sur celle de Monsieur Bob. Ils échangent un sourire. Puis, chuchotant presque, Béatrice interroge :
- Qu'est-ce que tu fais en ce moment ?
- Je vieillis et je t'aime.
- Moi aussi je t'aime.
- C'est vrai que tu ne vieillis pas... Viens vivre avec moi.
- Pour quoi faire ?
Monsieur Bob regarde un instant voltiger la question avant de répondre :
- Nous irons en province, nous tiendrons un café-épicerie dans un village comptant trois puits, une église, deux fontaines, une école à classe unique jumelée à la mairie, un château et quarante maisons ; nous aurons un immense jardin où tu étendras de grands linges blancs avec des gestes bleus ; nous







mettrons au monde deux enfants, l'aîné sera un garçon avec des cheveux blonds et bouclés, la cadette sera brune comme toi ; quant à leurs yeux, on verra ça plus tard ; le dimanche matin ils viendront nous rejoindre dans la tiédeur de notre lit, nous serons ensevelis sous les rires et les baisers ; ensuite nous descendrons au jardin pour y boire du lait sucré au miel, pour y savourer d'épaisses tartines à la confiture de mûres préparée par tes soins ; pendant ce temps Donatien Alphonse François, notre fidèle chien noir, tout fou, roulera son pelage dans la rosée ; nous ferons de longues balades en forêt, les enfants nous étourdiront de jeux et de questions, la fille ramassera des pommes de pin, composera des bouquets, se couronnera de feuilles, le garçon criera ses griffures de guerre, tatouera des gros mots, empoisonnera ses flèches ; nous nous embrasserons, tes cheveux sentiront la fougère...
- Arrête.
- Pourquoi ?
- Tu te moques de moi.
- Pas du tout... J'y crois.
Elle toussote sur sa ligne de vie. Une larme coule au long de la joue.


Dans les lunettes noires du détective, on peut voir Béatrice et Monsieur Bob, de dos, se tenant par la main et s'éloignant en direction des quais. On n'entend pas leurs paroles, mais on devine qu'ils se disent des choses tristes. Au loin, passe une vieille veuve.


Rien, le soir, rien, ou presque. Un fracas de verre dévale le vide-ordures. Monsieur Bob est allongé sur la moquette du salon, dans le noir : il a la flemme d'allumer la lumière. Des araignées sortent de ses narines et courent se réfugier derrière le radiateur. Quelles sales bêtes ! Un train s'arrête. Le mystère s'épaissit. Monsieur Bob sent gonfler son cœur qui pompe douloureusement une espèce de vieille soupe. La souris se réveille et ? sans grimacer plus que ça ? commence à ronger le duodénum. Monsieur Bob se réveille brusquement, il capture l'interrupteur. Le voici, pâlichon, suant et haletant dans la lumière minable. Il va mourir, croit-il, d'une minute à l'autre. Mais non, on ne meurt pas de ça. La preuve : il existe encore assez pour se calmer peu à peu, la souris se rendort, le cœur reprend son volume et son rythme réglementaires. Que faire à
présent ? Regarder le journal de vingt heures : guerres, désastres, massacres... Ca va : Monsieur Bob est du bon côté de la télé.


Monsieur Bob erre dans Paris. Il espère y rencontrer le fameux ami d'enfance. Il presse le pas. Jardins du Luxembourg. L'effervescence des voix d'enfants coiffe les statues, les joggers clignotent, les vieillards se garent, les gosses les plus héroïques nagent à contre-toboggan, les balançoires trempent les petites filles dans les feuillages ; une joueuse de tennis en jupette rose travaille son revers contre le front de Monsieur Bob, elle vise juste, la douleur s'intensifie... Il faut s'éloigner. Contournant le bassin, il s'accorde un chouïa de nostalgie : premiers rendez-vous avec Béatrice, salives printemps-été, épaules lisses, amour fou, des trucs comme ça. Après une minute de recueillement, notre héros repart. Petit détour par la rue Racine, reflet de Monsieur Bob dans la vitrine d'une librairie qui tangue comme un vaisseau fantôme. Halte au prochain bistrot où il boit un cheverny à la santé du Capitaine. Bon, on pourrait le suivre encore longtemps, mais ça prendrait tout l'après-midi, peut-être même une partie de la nuit. Pour rien. Pas le moindre signe. On sent bien qu'aujourd'hui encore Monsieur Bob ne le mérite pas.


D'ailleurs le détective ne s'est même pas déplacé. Il est resté dans son bureau pour fignoler le dossier concernant l'affaire Bob.


Près de la lampe, un moustique meurt en d'atroces grésillements. Cela ne dérange nullement Monsieur Bob qui se décompose dans le demi-sommeil. Délice tiède. Peu à peu le corps se mélange aux chuchotements de femmes, s'écoule infiniment dans les décombres mous. Monsieur Bob se perd dans la félicité des larves. Mais, n'en doutons pas, il se retrouvera demain matin, pas un poil ne manquera à sa renaissance. Il sera d'humeur massacrante. Il sortira, avec son imperméable et sa serviette. Bien obligé de croire à la vie.











- Quand on s'est connus, tu étais une force de la nature, dit Béatrice.
- Aujourd'hui je suis une faiblesse de la rature, répond Monsieur Bob.
- Je ne trouve pas ça drôle.
- Moi non plus.
- Tu étais lumineux, plein de vie... Je t'ai aimé dès que je t'ai vu.
- Tu ne m'aimes plus ?
- Si, hélas.
- Alors il n'y a pas de problème.


- Allô, Monsieur Bob ?
- Oui, à peu près.
- Vous venez à la réunion de ce soir ?
- Quelle réunion ?
- Vous savez : la nouvelle association de défense des locataires.
- Pardonnez-moi, j'éprouve déjà de grandes difficultés à me réunir moi-même... Je crois que ça va durer longtemps, et très tard. Mais croyez bien que dès que j'aurai trouvé le noyau, je ferai tout pour me défendre.
- Vous dites ?
- Oui.
- Bonsoir, Monsieur Bob.
- Bonsoir, Monsieur.


Monsieur Bob immobile dans l'absence de plaisir. Autour de lui le temps durcit. Aucun avenir ne perce. La seule issue, le passé. Monsieur Bob tombe au ralenti dans un abîme de chuchotements, de visages vagues, de lieux mouvants. Progressivement, la couleur rouge domine. Une voix douce console : « Ne t'inquiète pas, mon chéri, endors-toi... dors... » Et Monsieur Bob s'endort, le sourire aux lèvres, sur un amas de viande saignante.


Qu'est-ce qu'il fout là, à deux heures du matin, se livrant à l'auto-stop au bord de la Nationale 10 ? On va le lui demander. Non, mieux vaut préserver le Mystère. Il se poste près d'un feu tricolore. Vert, un camion puis trois bagnoles passent à toute vitesse. Orange, rien. Rouge, pas le moindre véhicule. Vert, rien, ah si : des phares au loin. Espoir : pourvu que le rouge les arrête. Merde, ça passe à l'orange. Rien. Rouge. Rien. Vert, une moto, une fiat, deux camions. Monsieur Bob ronge un petit rire nerveux. Orange, des phares au loin. Espoir. Rouge, une R5 s'arrête. Monsieur Bob se précipite ; la conductrice verrouille les portières, ses deux caniches aboient. Monsieur Bob cogne délicatement au pare-brise, il tente du geste et de la mimique de traduire à la fois sa détresse et ses intentions pacifiques. Que dalle, la bonne femme ne veut rien savoir, elle parle à ses clébards comme si Monsieur Bob n'était pas là, pantin nocturne gesticulant au milieu de la route et du ridicule. Vert, la R5 fonce, notre héros l'esquive de justesse. Il se résout au courage. Il va rentrer à pied. Il s'éloigne. La brume s'épaissit. Il trébuche. Un camion passe, lumineux, grondant, tempête foraine. Rouge, une moto s'arrête, le détective se marre.


Occupé. Clac. Libre.
Une jolie jeune fille sort des toilettes SNCF, les yeux baissés. Monsieur Bob y entre. Ca pue. Tout cela est décevant, mal foutu. Encore, que Monsieur Bob pisse de l'urine et chie des excréments, c'est dans l'ordre des choses, en gros. Mais toute belle jouvencelle ne devrait qu'uriner sources et déféquer pétales. Imagine-t-on Blanche-Neige aux chiottes évacuant quelque colique assez peu pétillante. Quel mauvais goût ! Sans compter les petites filles lointaines qui disparaissent lentement dans la vase. Ne sachant toujours pas qui est l'ennemi, Monsieur Bob se lève et, pris d'une sainte colère, écrase sans pitié les sept nains.
Clac. Libre.


- Je t'assure, Yvette, en pleine nuit, sur la Nationale, un espèce de satyre, il voulait m'agresser.
- Te violer... N'ayons pas peur des mots. Pauvre Rolande, tu ne devais pas en mener large.
- Heureusement, j'ai verrouillé les portières à temps. Et puis j'avais les chiens.
- Tu as de bons réflexes.
- Le pire c'est qu'il insistait, il faisait plein de gestes obscènes.








- Qu'est-ce qu'il y a comme cinglés en ce moment. On n'ose plus rien faire.
- Ah si ! Moi si ! On ne va pas se laisser intimider. Déjà, je me sens bien plus tranquille depuis que mon mari m'a procuré un petit revolver de voyage.


Il attend. Il a horreur de ça. Il fume gauloise sur gauloise. Dans son sang, une sorte de protozoaire phosphorescent prospère à une cadence vertigineuse. Impatience, énervement. Il écrase son mégot d'un talon meurtrier comme pour faire éclater la tête d'un serpent. Il tue, il écrabouille. Ne massacre-t-il vraiment que du temps ? Peut-être pas, ça semble intimider ; la preuve : l'avion de Béatrice est annoncé.
La voici, lumineuse, dans son uniforme d'hôtesse. Deux signes, deux sourires papillonnent dans la tiédeur d'Orly. Monsieur Bob a déjà tout pardonné. Ce n'est pas le mauvais bougre. Pas toujours.


Dans les lunettes noires du détective on peut voir une multitude de voyages frôleurs. Celui de Béatrice et de Monsieur Bob semble prendre un nouveau départ, mais le détective, depuis le temps, possède assez d'expérience pour ne pas laisser les apparences lui en conter. Il fait provision d'un monceau d'indices de preuves, d'intuitions... Il relève son col, allume une cigarette, sourit aux anges. Il en mettrait sa main au feu : tout cela finira mal.


Disposant d'une semaine de congé, Béatrice a invité Monsieur Bob dans son studio. Les premières quarante-huit heures se sont essentiellement passées à faire l'amour et à dormir. Le bonheur, quoi. Puis Monsieur Bob a commencé à s'emmerder dans le bonheur. Il voulait emmener Béatrice chez des amis, il voulait boire, parler jusque très tard de sujets rabâchés, passer avec elle la nuit blanche dans Paris, l'entraîner dans quelque scénario presque pervers et encore plein de trucs fatigants. Mais Béatrice se sentait épuisée et souffrait de maux de ventre perfides. Alors Monsieur Bob est devenu maussade, puis menaçant ; il exigeait qu'elle abandonne ce putain de boulot d'hôtesse de l'air, il voulait qu'elle se pose définitivement, faute de quoi il promettait de commettre les pires sabotages : semer des nœuds coulants sur toutes les lignes aériennes, détendre les tropiques, arracher l'équateur avec les dents, tresser les fuseaux horaires,défoncer Orly et Roissy à grands coups de tête... En fin de compte, il s'est contenté de partir en claquant la porte.


Bon, très bien, se dit le détective, je peux récupérer ma main.


- Allô. Bonjour Béatrice
- Bonjour.
- Je te demande pardon.
- Tu peux toujours demander.
- J'ai été ridicule.
- Oui.
- Grotesque.
- C'est vrai.
- Pitoyable.
- Bon, ça va.
- Tu me pardonnes ?
- J'hésite. On en reparlera quand je reviendrai du Pérou.
- Tu pars quand ?
- Jeudi.
- Et tu reviens ?
- Le vingt-cinq.
- Merde, ça va être long.
- J'irai au Machu-Pichu.
- JE CHIE SUR LE MACHU-PICHU !
CLAC ! TU... TU... TU... TU...


Monsieur Bob dessine. Il ne joue pas les artistes, non, c'est uniquement pour apaiser ses nerfs. Il trempe son pinceau dans l'encre de Chine et trace hâtivement un entrelacs de courbes, non sans émettre de temps à autre grognements et gémissements. Puis voici les ronds, les petits points frénétiques, les gros pâtés. Gestes violents, halètements, mots obscènes, râles... Le dessin est terminé. Il ne représente rien sinon les variations sans grâce d'une rage idiote. Monsieur Bob chiffonne son œuvre et la jette dans un grand sac-poubelle. Il reprend aussitôt une nouvelle feuille blanche et se lance dans d'autres gribouillages. Il remplira comme ça deux grands sacs de cinquante litres. Des sacs bleus. A la fin, rasséréné, il foutra le tout dans le réceptacle à ordures de la cave où, déjà, partouzent les matous.


L'ascenseur s'immobilise au cinquantième sous-sol. Le détective en sort, la main gauche dans la poche d'imperméable, la droite tenant une serviette de cuir noir. Il emprunte un corridor sombre dont les murs et le plafond sont parcourus d'un entrelacs de tuyaux sinueux et humides. Echos de machineries lointaines, haleines mécaniques, heurts de métal. Une épaisse porte blindée interrompt le parcours du détective. Celui-ci pose sa serviette, sort une carte de sa poche de cœur et l'introduit dans le dispositif d'accès. Un claquement retentit. La porte s'ouvre. L'homme récupère sa carte, ramasse sa serviette. Lentement, la porte se referme.


Une main de Monsieur Bob s'extrait de la sieste mouvante, tâtonne, palpe, saisit l'instant comme une racine. Monsieur Bob se hisse. Crac. L'instant a cédé. Monsieur Bob s'agite, répand ses flocs dans la fatigue. On va l'aider un peu en lui tendant un instant secourable. Il faut viser juste. Voilà : sa main droite se crispe autour de la présence. Il se dresse, éponge l'épaisseur qui s'acharne encore sur le torse et le front, crache les caillots de mauvais rêves, aventure le pied gauche sur le sol. Oui, c'est bien lui, c'est bien là. Il faut expectorer un reste de stupeur. Toujours étrange d'être bien là. Le pied droit rejoint l'avant-garde. Pourquoi moi ? se demande Monsieur Bob. Reste-t-il du jus d'orange ? La réponse à la seconde question est à portée, suffit d'aller jusqu'au frigo. Monsieur Bob vire les scolopendres qui s'attardent sur les paupières puis fixe la moquette où, entre la radio et un vieux journal, bâillent les pantoufles. Monsieur Bob n'a pas de chien, bien obligé de prendre l'initiative. Notre héros concentre tous ses espoirs dans les mollets, tout son avenir dans les quadriceps, et répartit le reliquat de naïveté entre toutes les instances anatomiques sans lesquelles il serait vain de se vouloir un homme debout. Ca y est : un mètre soixante-quinze et soixante-treize kilos d'être se déploient autour du canapé vide.









L'Assassin s'adresse à sa secrétaire :
- Mademoiselle, nous passons à l'affaire BOB 13. Le cinquantième détective m'a enfin remis le dossier.
La secrétaire émiette ses doigts sur un clavier d'ordinateur. Après quelques clip-clap-clip-clap-clap feutrés, une autruche se dessine sur l'écran. Sans émotion apparente, la jeune femme considère un instant l'animal avant de reprendre la frappe. En trois lettres bleues, BOB s'inscrit sur fond verdâtre.
- Quel numéro, Monsieur ?
- Je vous ai dit : « treize ».
- La secrétaire tape : AUTRUCHE BOB 13.
L'ordinateur indique : PAS DE SCENARIO.
- Alors ?
- Pas de scénario.
- C'est bien ce que je pensais.
Précisons pour l'anecdote que, victime d'une grippe tentaculaire, l'Assassin est allongé sur un canapé cuir, qu'il est recouvert d'un amas de duvets, couettes, fourrures, qu'il porte un gros pull noir, une écharpe noire et un chapeau mou non moins noir (On ne voit pas le reste). Il gît dans l'espace le plus noir de la pièce où ? c'est agaçant ? se répercute le goutte-à-goutte régulier d'on ne sait quel liquide.
Après s'être pulvérisé du truc dans les narines, il saisit un micro et ordonne :
- présentez-moi l'autruche.
Puis :
- Mademoiselle, s'il vous plaît, un café.


- Une autruche ?
- Oui, Docteur .
- Dans la salle de bain ?
- Oui, dans le miroir.
- Qu'aviez-vous bu ?
- Un demi-litre de perrier.
- Et quelles sont les circonstances qui vous ont conduit à la salle de bain à deux heures de matin ?
- Je me suis réveillé en sursaut, à cause d'un cauchemar. J'étais en sueur. La bouche sèche, impression de mâcher le Sahel. J'ai allumé la lampe de chevet et suis allé jusqu'au frigo. Celui-ci n'abritait aucun animal, la bouteille de perrier se trouvait bien là où je l'avais laissée la veille. J'ai avalé ce qui restait de flotte glacée. Ensuite j'ai entendu s'égoutter le robinet de la baignoire, un toc-toc caverneux. C'est énervant. Je suis allé faire cesser le scandale. C'est après que, jetant un coup d'œil dans la glace, histoire de vérifier la tenue de l'ensemble ? simple routine ? j'ai vu, à la place de mon visage humain, ma tronche d'autruche.
- Pouvez-vous un peu me parler de ce cauchemar ?
- Cauchemar... Non, mauvais rêve : on le prend au sérieux.
- Oui. Voilà : Il fait nuit, je me rends chez Béatrice. Je sais qu'elle est revenue du Pérou le matin même. Au début rien d'anormal mais, brusquement, je m'aperçois que mon grand-père est assis à ma droite. Or, le pauvre est mort depuis des années. Je réprime ma stupéfaction : j'ai peur qu'elle ne le renvoie dans la tombe. Il faut de l'essence, dis-je. Sacré gamin ! s'amuse-t-il en essuyant ses lunettes. J'ai envie de pleurer. Je m'arrête à une station-service où, sans que ça m'étonne, un manège lumineux remplace le magasin. Je sors de la voiture tandis que le grand-père lit un polar. Ensuite il n'est plus question de faire le plein, il s'agit de trouver la bonne ligne de métro. Je m'approche du manège. Il valse à vide. Je le contourne en sens inverse de sa rotation pour me retrouver ? naturellement ? sur un escalator de Montparnasse-Bienvenüe . Je descends. Parallèlement, sur l'autre escalator, le grand-père monte. Je fais mine de ne l'avoir pas vu. J'ai envie de pleurer : comment ai-je pu le croire mort ? Quand j'étais tout petit, c'est lui qui m'a appris le mot fougère, et cela me semble d'une importance capitale. Arrivé en bas, sur l'écriteau qui indique d'habitude : ACCES AUX QUAIS, je lis : 5ème SOUS-SOL. Je suis seul, pas de plan. Impossible de trouver l'escalator ascendant. Pas le choix, j'emprunte la seule voie offerte : un corridor sombre dont les murs et le plafond sont parcourus d'un entrelacs de tuyaux sinueux et humides. Echos de machineries lointaines, haleines mécaniques, heurts de métal. Une épaisse porte blindée interrompt mon parcours. De toute évidence l'ouverture est soumise à un dispositif à carte. Je ne suis pas un homme à cartes. C'est donc sans grande conviction que je pose ma serviette de cuir noir pour fouiller dans ma poche intérieure. Je tire la dame de cœur. A tout hasard je l'introduis dans la fente prévue à cet effet. Ca marche. La porte s'ouvre. J'entre timidement, non sans avoir récupéré ma Dame. Derrière moi la porte se referme....
- Heu... Monsieur Bob...
- Oui, Docteur.
- Je suis désolé de vous interrompre, mais... d'autres patients... Antérieurement, avez-vous eu d'autres hallucinations ?
- Oui, mais si je puis dire : de vieilles connaissances, des scènes apprivoisées...
- Je vois. Tout ça n'est pas bien grave. Seulement on va diminuer : 0,50 à 0,25 Ensuite, prenez l'air et moins d'alcool. Faites du sport. Il serait bon également que vous saisissiez toute occasion de vous dépayser.
- Mais, Docteur, ça y est : je suis déjà paumé.
- C'est différent.


Caressée de bleu, une mince jeune fille passe. Elle tient en laisse un chien noir colossal. Malgré les protestations de sa maîtresse, l'animal tire résolument vers l'avenir. Monsieur Bob ne peut rien pour elle. Il le déplore.


Le voici, grimaçant, allant gagner sa vie. Pas question de papillons aujourd'hui, la conscience se passera de poudre d'ailes. Déjà, la conscience commence à puer, la chair à suer. Monsieur Bob ne croit plus en l'amour, il est en train de rater tous ses mariages, le paysage est jonché de robes blanches et vides. Au loin, passe une vieille veuve.


La nuit est froide, pluvieuse, mais rien ne saurait engourdir totalement la zone industrielle : des frottements et des heurts métalliques, toujours, soupirs, gémissements, comme des dizaines de trains entrant infiniment en gare. Les voyages grincent. Autour des bâtiments une chair d'ombre hautement instable cherche à durer. Reptation humide des tuyaux canalisant le sang des murs. Malgré le chaos des chocs certains échos maintiennent leur régularité, leur profondeur de souffle, l'acier frissonne jusqu'aux cités-dortoirs. Depuis longtemps les banlieusards ont regagné leurs tours. Les rares fenêtres encore lumineuses attestent la palpitation interne. Aboiements lointains des secteurs pavillonnaires, centres commerciaux couvant des recoins de caverne. La lumière des réverbères capte des gouttes timides. Les derniers espaces éclairés intensifient leur connivence. Le détective s'arrête, allume une cigarette ; la fumée se mêle au sourire et au soupir d'extase : ça y est, enfin en vacances.


Le 26 à midi elle n'a toujours pas appelé. Monsieur Bob se décide. Il comose le numéro. Dix sonneries. Rien. Il raccroche. La gorge avale des gravats, les yeux pondent des chenilles. Trop faible pour prendre la bagnole, pour aller jusqu'au studio. Presque trente heures sans sommeil, impossible de quitter le fauteuil, les muscles épongent le gris. Monsieur Bob s'envoie deux comprimés. Bientôt, malgré le bac à sable et ses enfants hurleurs, il s'endort.


Certes, l'Assassin est pâle, les joues creuses, mais il a triomphé de son chaud et froid dégoulinant. Ses narines sont dégagées et ses décisions prises. Il a enlevé une couverture.
- Mademoiselle, veuillez noter : dossier Armand 225, test négatif. Vous annulerez la corneille. Nous reprendrons l'affaire autrement. Il faut au plus vite :
1) que le quarante et unième détective me remette son rapport ; 2) que l'on vérifie les stocks de cancers, de massacres et de catastrophes naturelles ; 3) que les équipes techniques concernées reconnectent les circuits de hasard relevant de mon secteur. J'ai plus de cent dossiers en attente ; je ne veux pas d'ennuis avec la direction générale. Pour le reste nous sommes à jour. Voyez toutefois où en sont nos lentes agonies dépressives. Bon, j'ai faim, faisons une pause.


L'Assassin s'est fait servir deux œufs mollets en gelée, une cuisse de poulet froid frissonnant de mayonnaise, un plat de pâtes à la carbonara, une belle part de Munster, une pêche Melba, le tout arrosé d'une bonne bouteille d'eau minérale. Bon Dieu, avec tout ce qu'il bâfre, on se demande comment il fait pour être aussi freluquet ! En plus, il parle la bouche pleine, troublant le déjeuner de sa secrétaire qui, elle, se contente d'un humble sandwich aux crudités.
- Voyez-vous, Mademoiselle, il ne faudrait pas croire que nos services et les S.V. sont antagonistes. Personnellement, j'admire les S.V., ils ont montré et montrent autant de compétence, d'imagination, et, allons-y, de génie que nous. Sans compter le folie. Rendez-vous compte, Mademoiselle, sans remonter jusqu'au big-bang, ni même à la formation des premiers acides aminés, des bactéries et des protistes, je ne puis qu'être pris de vertige devant ? sans jeu de mots facile ? cet infini concours de circonstances auquel se livrent S.V. et S.M. depuis la nuit blanche des temps. Certes, je ne suis qu'un petit cadre mais mon expérience, merde, suffit largement. J'ai connu tous les bluffs, les agents doubles, les galeries de taupes, les faux pactes ; je vois l'avenir grouiller, proliférer à son aise dans la viande morte ; j'ai vu des cadavres morts de rire, de fou rire, dans des corps bien en chair ; oui ça trahit, trompe, manipule des deux côtés...
L'Assassin s'interrompt pour avaler ses nouilles. La secrétaire ne peut plus déglutir ; elle fixe son patron, son regard n'est plus qu'une bouillie d'effarement et de dégoût. C'est la première fois que l'Assassin s'ouvre ainsi à elle. Elle eût préféré qu'il s'abstînt, mais elle n'a pas fini d'en entendre, la pauvre.
Il n'hésite pas non plus à rire la bouche pleine :
- Ah ! ah ! ah ! C'est très comique aussi ! Par exemple : la compétition des petits spermatozoïdes agitant leur flagelle à la con pour l'insigne honneur d'être choisis par un gros ovule aboulique ; déjà, celle-là, il fallait la trouver... Ha ! ah ! ah ! Et puis ensuite ça calcule, ça se divise... 2, 4, 8, 16, 32... et plus ça se divise plus ça se multiplie... Pourquoi faire simple ? Vers le quatrième jour l'œuf humain ressemble à une petite mûre...
Il éclate de rire.
- Une petite mûre, répète-t-il, essuyant quelques larmes d'hilarité. Le fœtus baigne dans la félicité, si bien qu'il s'y laisse pisser... Ha ! ha ! ha ! C'est trop drôle... L'enfant pisse dans sa mère...
La secrétaire se précipite vers les toilettes pour y vomir son piètre déjeuner, ce qui n'empêche nullement l'assassin de poursuivre son monologue :
-Fruit, frrruit, frrruuuiit, chuchote-t-il, rêveur, contemplant son dessert. Non, fruité, frrruité, fruiiiitéééé, oui, j'adore le mot fruité... Apodose... apodose...
Il hausse le ton. Puis il crie :
- Myriapode ! myriapode ! Pylore ! pylore ! Pubescence ! Ductile ! Lisse ! lisse ! lisse...
Il se tait, haletant, les gouttes de sueur frontale agacent la glace fondue de la pêche Melba.
Revenue des toilettes, la secrétaire a assisté au délire incantatoire de son patron sans y prêter la moindre attention. Elle est habituée, c'est la crise mensuelle, la fièvre lexicale. Quand on assume les responsabilités d'Assassin en chef neuvième échelon, il est indispensable d'apprivoiser une fièvre, quelle qu'elle soit. Les bruits de couloirs sinueux ont révélé toutes sortes de manifestations paroxystiques comparables : certains assassins entretiennent la fièvre de la mouche, chaque mois, vingt-quatre heures durant, ils disparaissent sous la crème noire, bourdonnante, de muscidés issus de toutes les espèces ; d'autres sont frappés de riminite, ils profèrent une multitude de phrases ineptes et rimaillées du genre Salut p'tit gars / Quand tu pèt's tu sens l'nougat ? Bien sûr les feuilles mortes sont fort belles / Mais je préfère vous rouler des pelles ? Si vous ne voulez pas, ma mie, que je m'ennuie / faut un' vierge, un' grimace et du gel aujourd'hui ? Comme je chevauchais des veuves impossibles /Je ne me sentis plus triquer pour leur pâleur / Des curés furibards leur balançaient leur bible / M'ayant vu jouer nu au loto des douleurs ? Allez au supermarché / Acheter du steak haché...
Bref, le recensement de toutes les démences que chouchoutent les assassins serait emmerdamment long, mais il est bien certain que, sans elles, les cadres affectés à ce poste se dessécheraient, deviendraient friables et finiraient par s'émietter jusqu'au désert.
Bon, ça y est, il remet ça :
- Ah ! J'ai bien mangé et bien clamé ! Au boulot ! Nous allons en finir avec l'affaire AUTRUCHE BOB 13...


- Ah, Béatrice, tu m'appelles enfin.
- Oui, mais tristement.
- Que se passe-t-il ?
- Je te quitte. J'en ai assez
- Mais... tu sais bien que je suis trop nombreux pour rester seul.
- Je ne m'inquiète pas pour toi : bientôt les filles feront la queue devant ta porte.
- Mais... c'est toi que j'aime, pas les files, les filles d'attente.
- (Elle élève la voix) J'en ai assez tu comprends de ton désespoir, tes colères, tes lubies, ton effondrement, tes contradictions, tes coups de tête, toute cette absurdité titubante... Je te déteste !
CLAC... TU... TU... TU...


Le détective boucle la dernière valise, celle des chapeaux de soleil.


Monsieur Bob revient à lui, la bouche sablonneuse, les yeux errant sur le plafond désert. Une bouteille sans message gît sur la moquette. Les rideaux laissent dégouliner l'opacité des traîtres. Qui ai-je trahi ? Quand ? se demande notre héros. Il renonce très vite à élucider ce mystère. Il emploie ses dernières forces à chausser les vieilles traces menant du salon à la cuisine. Il s'envoie un grand verre de perrier. Peu de choses lui rincent vraiment la bouche : l'haleine féminine, le fou rire, l'effervescence glacée. Pas le choix, il lui faut se contenter de la flotte. Après la dernière gorgée il se sent un peu plus digne, digne de l'attente, celle qui patiente dans le vague. C'est donc vaguement que, de sa fenêtre, Monsieur Bob contemple la saison qui n'hésite pas a tout miser sur la pluie. Une chance sourit dans chaque reflet. Ce n'est certes pas celle de Monsieur Bob, peut-être celle des loubards qui ricochent de flaque en flaque, jusqu'au bon numéro, jusqu'à l'injure gagnante. Si Monsieur Bob disposait d'un peu d'espoir, de petites économies, il risquerait banco sur douce, imper et passe.


Il a décidé de faire le point, de se voir tel qu'il est. Monsieur Bob veut se voir enfin sans complaisance, se livrer à un face-à-face objectif. Il est resté une heure devant la glace. A présent, il rédige les notes suivantes :

LES YEUX

La folie de ces yeux-là c'est de se prendre pour des dents. Depuis longtemps le regard a rongé les paupières. A présent il s'attaque à la nuit. Ambition risible : chacun sait que l'insomnie a toujours eu les yeux plus grands que le centre, ce centre à peine soi-même dont la lumière dyspeptique, à égal mépris de toutes les galaxies, s'épuise vainement à digérer l'ombre d'un doute.

LE NEZ

Pas vraiment apollinien ce nez dont les narines touffues se dilatent à la moindre colère. Seules des fleurs, même inodores, ou sentant la sueur, sauraient apaiser ses rancunes. Le voilà donc ce nez pas du tout inspiré, ni roc, ni pic, ni cap, encore moins péninsule. Il finira mal, enrhumé d'un terreau fort peu éternuable. En attendant, il faudra le caresser de pétales, de parfums, même si ceux-ci sentent faux, même si décidément face à face, nez à nez, ce tarin pue. Peut-être lui pardonnera-t-on ses odeurs ? Ce sont les effluves d'un vieux rire, vieux rire au nez, qui se décompose lentement dans ses ténèbres tant il est vrai qu'on peut toujours, dans le tréfonds le plus morveux, trouver de quoi pourrir de rire.

LES MOUSTACHES

Mes moustaches se sont envolées pour aller faire leur nid sur un visage au climat plus serein. Quant à la barbe, elle n'a jamais osé mettre un poil dehors, ainsi je n'ai plus rien pour décorer, pour cacher les laideurs sous-narines. Je n'ai plus qu'à laisser pousser le temps, sans illusions : je ne pense pas durer, vieillir assez pour prendre la pose de l'homme se frisant les rides.

LES OREILLES

Mes oreilles eussent volontiers laissé vibrer en elles le tympan bleu de Dieu, histoire de repérer l'ennemi, mais il faut bien rester sérieux quand on est sourd comme le sont ces esgourdes-là. Car elles sont sourdes aux cris, aux pleurs, aux appels, aux reproches... Deux coquilles mesquines se régalent de leur propre murmure, de leurs secrets qu'un vrai marin ne confondra jamais avec ceux de la mer. Un vrai marin, sûrement, mais moi... Je me noie dans le moindre bidet, je ne parviens qu'à coller mon oreille à l'oreille pour aller ensuite tout répéter au petit doigt. Mais il n'est pire sourd que celui qui veut tout vivre, tout aimer, rien qu'en lisant sur les lèvres.

LE MENTON

Aucun doute qu'affublé d'un tel menton Napoléon n'eût été qu'une misère corse cheminant douloureusement sur des sentiers sans nom. Mon menton, vraiment, n'a rien de volontaire. Au moins, un menton fuyant, ça favorise les projets d'évasion. Mais mon menton tout plat, sûr, il n'est pas digne d'accueillir mieux que ce tremblement pleurnichard dont se moquent sans pitié les mâchoires d'à côté, et je ne suis pas homme d'assez de foi pour que le gras fournisse à ce menton un double salvateur qui permettrait à la face de regarder fièrement, en toute franchise, sans s'effondrer dans ses profils.

LE FRONT

Heureux les fronts prophétiques, ils abritent une humanité sans doutes, qu'ils recèlent la fièvre du génie ou tout simplement la migraine, la noblesse augurale les nimbe toujours. Tel n'est pas le cas du front qui m'occupe, front honteux, vaguement plissé de vils soucis, remous tout juste dignes d'aspirine, idées collées à la hâte comme le chewing-gum sous le pupitre, sudation d'une angoisse pas du tout, mais alors pas du tout métaphysique, obsessions sans envol, soupçons couverts de rouille... Vraiment ce front n'a qu'une excuse : son espoir naïf d'échapper à la poussée des cornes en se laissant fondre sur la vitre embuée, ou, dans l'idéal, sous la paume de la dernière caresse.

LES CHEVEUX

Dans mes cheveux la légende ne passe pas comme la paresse du soleil dans les blés. Ca serait trop beau. Seul le temps ose y pondre. Il pond des poux dont l'ironie grouille et pique ; et chaque mèche peut bien friser, s'emmêler aux dents de l'air, de tels tifs ne trouveront que la tondeuse pour les aimer. Aucune chance de houle romantique quand la tignasse plonge ses racines dans une âme ébouriffée. Il faudrait tondre ça, oui, sans la moindre pitié pour le spleen capillaire, et même, pendant qu'on y est, raser les oreilles avec, puis le visage... Quant à l'âme, je me demande juste si, faute d'éternité, elle supportera bien les perruques.

LES JOUES

Une concrétion de baisers a formé la joue droite, un amas de gifles la joue gauche. Que faire d'une joue à claques et d'une joue à bisous avec un homme entre les deux ? Bon, j'essaierai d'abord de jeter les baisers dans une volée d'adieux ? je trouverai ça dans n'importe quelle gare ?, les baffes, je les étalerai sur la peau bien tendue d'un tam-tam. Je suis presque certain qu'ensuite, sans hésiter, l'homme rejoindra d'instinct les autres courants d'air.

LES LEVRES

Je ne les ai pas bien vues : un drôle d'index y avait déposé un chut sévère.

CONCLUSION

J'ai un charme fou.


Même aux jours de canicule, de lumière féroce, en vacances le détective ne porte jamais de lunettes noires : ça lui rappellerait trop le turbin. Il se laisse aller au gré d'un regard nu, bleu face aux dunes, vert sur la peau des bronzettes, noir quand il espère. Pour l'heure, il louche en gris : il vient de croiser un agent double.


Le mari de Rolande rentre au foyer conjugal.
- Bonsoir, dit-elle de son fauteuil, tout en feuilletant un catalogue de vente par correspondance.
Il ne répond pas, ne lui adresse même pas un regard ; il se dirige vers la chambre, ouvre un placard, en sort quelques vêtements.
Intriguée, Rolande le rejoint. Manifestement, il est en train de faire sa valise. Elle avale difficilement sa salive.
- Mon chéri, je croyais que tu n'effectuais plus de déplacements.
- Exact. Ca ne fait plus partie de mes obligations professionnelles. Je me déplace pour convenance personnelle, définitivement.
- Mais qu'est-ce que tu racontes ?... Explique-toi clairement.
Elle semble s'accrocher à un reste d'incrédulité friable.
- C'est pas difficile... Je te quitte, je me tire... Même toi tu peux comprendre ça.
Il n'a pas levé les yeux de ses petites affaires qu'il plie, dispose, empile minutieusement.
- Mais pourquoi... qu'est-ce que j'ai fait ?
- Tu t'es faite, toi, telle que tu es aujourd'hui.
Maintenant elle parle les yeux fermés :
- C'est quelqu'un... quelqu'un d'autre...
- Oui.
- C'est bien ça, hein... une femme.
- Non, c'est une langouste.
A ces mots elle se jette sur lui, les paumes pleines de baffes. Sans de départir un instant de son calme, il la maîtrise facilement et l'immobilise à plat ventre sur le lit. Elle ne gigote pas longtemps, ses gémissements faiblissent, son corps n'est plus secoué que de sanglots. Il en profite pour retourner à ses chaussettes. Alors qu'il boucle la seconde valise, elle se redresse, s'assoit, se mouche et, séchant ses larmes :
- Alors, tout ce qu'on a vécu... la famille, la maison, les amis... Tu as décidé de tout détruire ?
- C'est détruit depuis une bonne décennie... Je ne peux plus croire que tu vas réagir. A quarante et une piges, tu es déjà vieille.
- Comment ça ! Tout le monde dit que je ne fais pas mon âge !
- C'est vrai.
Déconcertée, elle fronce un instant les sourcils avant de saisir la perfidie.
- T'es vraiment un salaud !
- Certainement la définition officielle est bien connue. SALAUD : type qui a besoin de rire, de faire l'amour, rencontrer, apprendre, s'étonner, parler d'autre chose que de philo de salon de thé, de commérages de luxe... Bref : mec désireux de vivre.
- Tu parles comme si j'étais seule responsable.
- Ecoute : tu n'as sans doute pas remarqué que depuis plusieurs années j'ai renoncé à trier les erreurs, le pour, le contre, le haut et le bas...
- Mais, ton engagement devant Dieu !
- S'il te plaît, ne lâche pas de telles conneries dans l'atmosphère, ça troue la couche d'ozone, pense aux générations futures.
- (Elle s'emporte) Tu es grossier, répugnant ! Je me demande quel genre de femme tu as pu séduire.
- Le genre qui aime baiser avec un homme grossier, qui aime entendre des chuchotements obscènes. On est loin de nos rapports semestriels... La nécrophilie n'est pas dans ma nature, plutôt niquer une tarte tatin.
Elle se lève brusquement, se précipite dans le salon, fouille dans son sac, en sort le petit revolver de voyage.


Panique monstre au service PHASE FINALE. « On la perd ! On la perd ! » crie le premier adjoint. « Prévenez le patron ! ». Tandis que le témoin lumineux 2000 R clignote des hurlements rouges, l'équipe technique grouille, gesticule, sue, s'éparpille, se rassemble... Mais, soudain, silence, immobilité, humilité des regards : l'Assassin en personne vient d'entrer.
- Pas d'affolement, les enfants, dit-il, calme, pédagogue, un chouïa paternaliste.
Il s'adresse au responsable :
- Quelle affaire ?
- CLASSIQUE 5000 R, Monsieur.
- Etonnant. D'après le rapport, nous pouvions procéder simplement, on jouait sur du velours. Avons-nous complètement échoué ? Qu'on fasse cesser cette alarme à la con !
Aussitôt le vacarme cesse. L'Assassin reprend :
- Alors ?
- Non, elle a abattu son mari et ses deux caniches, tous une balle dans la tête. Le problème c'est qu'elle semble tenir à la sienne, bien plus que prévu... Si vous voulez constater par vous-même, Monsieur...
- Voyons ça.
Le premier adjoint ordonne qu'on envoie l'œil concerné. Sur l'écran géant de la salle 0, l'Assassin et son subordonné peuvent observer Rolande. Elle est effondrée, certes, elle dégouline de partout, mais vivante... Debout devant la fenêtre du salon, elle contemple son reflet estompé embrouillé de feuillages. Le canon de son petit revolver caresse lentement sa tempe droite, puis le sein gauche. Retour sur la tempe...
- Vous voyez, Monsieur, elle hésite.
- Rien d'inquiétant, diagnostique l'Assassin, dysfonctionnement bénin. Voyez-vous, mon cher, dans ce genre de cas, à un poil du but, il suffit de déclencher le plan NEVERMORE. C'est infaillible. Insistez particulièrement sur les temps heureux, mettez le paquet sur la première rencontre.
- Très bien, Monsieur, je m'y emploie immédiatement.
- Je vous fais confiance (Il le regarde droit dans les yeux tout en lui tapotant l'épaule). Bon, j'y vais, je dois régler quelques affaires infiniment plus complexes.
Il sort.


C'est beau un vrai professionnel qui, le pas assuré, s'éloigne dans la pénombre.


Je souffre dans l'homme fou et je m'ennuie dans le raisonnable ; alors, où être ? se demande Monsieur Bob. Encore une fois il s'emmitoufle de passé. Les couleurs acceptent de ralentir leur vol, une sorte de balafre invisible relie sa ligne de vie au sexe de ses petites amours, au sillon des petits culs révolus, éclats coupants d'instants cassés d'avoir atteint cette évidence que Monsieur Bob appellerait bonheur, n'était la griffe narquoise, l'humour félin auquel nulle superstition n'échappe. Monsieur Bob mâche le temps à deux pailles de l'enfance, savoure des haleines pistache, il trie. Les coquetteries, les pudeurs catastrophiques, les pétillements d'éphélides le traversent à tâtons. Il était une fois, on ne l'appelait pas Monsieur, ni Bob, le fou rire ne nichait pas encore dans les ramifications de potences, les promesses se risquaient sans glisser sur l'ironie du sort, sans soupçonner les complots de la durée, la déception immense.


Test ultime :
Installé à la terrasse du café, Monsieur Bob laisse ses jambes s'allonger démesurément pour déposer au hasard des croche-pieds sur le destin de quelques passants. Il se livre depuis environ une heure à ce sport sournois, quand, à travers la buée de vin blanc, une jeune femme passe. Les sphinx de Châtelet on beau cracher du sang, ils ne peuvent atteindre la blancheur de la robe. Monsieur Bob boit une gorgée. La femme ne sent rien. Les jambes de notre héros se rétractent. Il règle en hâte l'addition, écarte d'un geste une masse gênante, un espace mort, une sorte de pendu invisible, et prend en filature la belle inconnue. Elle longe le quai en direction du Pont-Neuf, émiettant au passage paroles et gestes menus aux pieds des bouquinistes. Monsieur Bob la rejoint : « Bonsoir Béatrice. » La jeune femme se retourne, limpide : « Vous faites erreur, je m'appelle Christine. » Monsieur Bob rougit, un « pardon » pointu coincé dans la gorge. Elle lui sourit gentiment avant de s'éloigner vers cet avenir auquel Monsieur Bob n'a plus la force de croire. Il repart au hasard à la recherche de cette terrasse idéale où il pourra jusqu'au soir, sans trop de ridicule, faire le sphinx.



Depuis longtemps la cité dort. Deux heures du matin. Pas de doute : ça coule encore dans la salle de bain de Monsieur Bob. Mais ce qui coule n'a pas toujours des intentions d'eau claire. Allons voir.
Il se rince le visage à l'eau du robinet puis se regarde dans le miroir. Ca fond ! Ca fond ! gémit-il. Il se précipite vers le placard de sa chambre, en extrait rageusement des mouchoirs, des ceintures, toutes sortes de vêtements qu'il jette derrière lui tout en proférant jurons et obscénités. Il trouve enfin ses lunettes de soleil. Il les ajuste face à la glace. Indéniablement, ça lui fait une tronche de détective frelaté. Il balance les lunettes dans la baignoire, sort et revient coiffé d'un chapeau noir. Soyons francs : voilà une sacré gueule d'assassin. Crève ! Crève ! hurle Monsieur Bob en piétinant le couvre-chef. Il rince à nouveau ce qu'on n'ose plus appeler « visage ». Il se redresse. Plus de figure humaine. Une gueule d'autruche.


Il ne sent plus le froid. Il ignore les herbes, les ronces. A poil sous la pluie, il court vers l'étang. Peu à peu la vase alourdit sa foulée. Il s'arrête, s'agenouille et, ayant de quelques gestes creusé le noir mouvant, s'y enfouit la tête, le cul tourné vers l'Est.


Dans le miroir de la salle de bain, l'Assassin sourit : encore une fois, il a fait mouche.


Au loin, passe une vieille veuve.

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Commentaire

Posté par
le 27/04/2012
Votre texte, surtout le début, (Je reviendrais pour le lire avec plus d'attention) me fait penser à une maxime surréaliste, dont je ne me souviens pas exactement les termes, je vais vous la dire a peu près, et je chercherais plus tard, sur Internet, pour vous la donner telle qu'elle est :

«- A quoi qu'elle dit ? - A rien
- A quoi qu'elle pense ? - A rien
- A quoi qu'elle fait ? - Rien
...N'existe pas ! »

En fait on dirait que le héros de votre histoire, cherche désespérément à ne pas correspondre à cette description.
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