Il y aura une fois?

IL Y AURA UNE FOIS ?





Etrange, stupéfiant, bizarre, absurde, extraordinaire, insolite… qualificatifs que les journalistes et quelques autres jacassards publics ignorent ; ils ne disposent plus que d’un signifiant-poubelle : surréaliste. Je tenais à peu près le même propos, en 1992, aux premières lignes de la préface de l’anthologie "Un pigment d’horizon" de Jacques Kober. Dix-huit ans plus tard le même angle d’attaque s’impose toujours, hélas. « Je demande l’occultation profonde, véritable du surréalisme », écrivait André Breton dans le second manifeste. Nous n’en sommes plus là. L’occultation est bien effective : l’enfouissement du surréalisme dans son nom… « La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation ? ». Une telle question sous-estimait implicitement cette monstrueuse faculté de la médiocrité : l’adaptation. Récupération, recyclage, commerce, esthétisme, asepsie "culturelle" se chargent de neutraliser l’élan vital, à la fois destructeur et créateur de toute énonciation hors limites. L’oppression insidieuse, diffuse, de nos « démocraties » se montre en cela bien plus efficace que n’importe quelle domination précise, centralisée et incarnée. L’avilissement des mots est l’image sonore du renoncement. Savez-vous que nos « élites » autoproclamées combattent aujourd’hui les "tabous" ?... Ainsi peut naître un ministère du racisme "décomplexé". Quel beau mot que "mondialisation" s’il signifiait la fin de tous les nationalismes ; "la liberté de circulation", quel progrès !... si elle ne concernait pas que les marchandises - humaines comprises. Lors de son entretien avec René Bélance (Haïti, 1945), Breton réaffirmait l’urgence de raviver la liberté par l’identification parfaite de l’homme et de son langage. L’épithète « parfaite » est essentielle quand l’identification actuelle sombre dans l’indigne. Il nous faut encore et inlassablement rappeler de quelle révolte, de quelle rébellion a jailli le surréalisme, contre la morale, la raison, le chauvinisme, les institutions, contre tous les conformismes, toutes les soumissions qui venaient de précipiter le monde dans l’horreur. Les jeunes gens qui alors s’insurgeaient ne se proposaient pas de produire des œuvres, ils ne brûlaient pas de faire carrière dans la littérature, ils aspiraient à une révolution totale qui, en un même bouleversement, changerait le monde, la vie, l’esprit. Dynamiter tout ce que l’opinion dominante tient pour évident, honorable, naturel, toute cette sordide honnêteté ; ruiner les valeurs frelatées, le sens commun pour inventer un sens nouveau, non réifié, palpitant, perpétuel mouvement où l’émotion, le rêve, le hasard, le merveilleux, "l’umour", augmenteront un réel où l’être pourra enfin espérer accomplir son unité… tel était le vaste programme. Ce serait se méprendre que de croire à de la naïveté juvénile. Breton, conscient que la révolution surréaliste ne pouvait ignorer les antagonismes de classes, a très vite voulu jeter des ponts le reliant à ceux qui luttaient sur les terrains philosophiques et sociaux. On connaît sa triste expérience communiste, les rapports cafouilleux avec le groupe Clarté, le trotskisme décevant, les contacts sans avenir avec les libertaires… « Il m’est déjà arrivé de dire que, par tempérament, je me rangeais dans l’opposition, j’étais prêt à me rallier, quoi qu’il advînt, à une minorité indéfiniment renouvelable (pourvu qu’elle se prononce dans un sens émancipateur, bien entendu.) » (1). Ce tempérament, quels que soient les sacrifices, animera Breton jusqu’à sa mort. Nous voilà bien loin de la posture artiste, des écoles littéraires, de cette tiédasserie culturelle qui, au nom des meilleures intentions, s’obstine à stériliser « le pouvoir de nuisance » du surréalisme en le classant, l’archivant, l’exposant, le commentant comme s’il s’agissait d’une esthétique parmi d’autres, historiquement dépassée. « A mon gré, c’est déjà beaucoup trop qu’on commence à enseigner le surréalisme dans les écoles. Je ne doute pas que ce soit pour le réduire »(2). Lucidité d’un homme pour qui la poésie ne fut jamais une branche de la littérature mais le risque de vivre contre tout ce qui s’impose. Où en sommes-nous aujourd’hui, nous, les quelques égarés, qui ne saurions nous résoudre à faire litière de ce que le surréalisme a révélé ? Il ne s’agit pas, bien sûr, de refaire du Péret, du Desnos…de singer. Face à l’abominable, la misère, l’ennui, l’arrogance des pouvoirs qui prétendent se faire passer pour des lois de la nature, ne nous reste que ce postulat : je suis libre ; et qu’à trouver chaque jour, chaque nuit la force de ne pas en démériter. Quant à ceux qui parmi nous écrivent, que tout dire leur soit vivre tout, au mépris de l’inéluctable échec.





1 ) Entretien avec André Parinaud

2)Ib.