Les anges bleus©Ce texte est protégé par un copyright.
Les anges
Pourquoi, diable, les voyait-il en bleu ? Bleu foncé en plus. D’habitude les anges sont plutôt blancs, diaphanes, presque transparents. En fait, ils n’ont pas de couleur. J’irais même plus loin, ils n’ont pas de forme ; ils ne sont pas matériels. De là à ce qu’ils n’existent pas…
Pourtant, pour Antoine, ils existaient, les anges. Il les voyait tous les soirs, à peu près à la même heure. Toujours habillés pareil. Toujours prêts à l’aider. Chaque fois, c’était la même chose : ils voulaient l’emmener avec eux. Antoine avait toujours résisté. Il partirait avec les anges quand il serait mort. Pas avant.
Ce soir-là, le ciel explosait d’étoiles. Le vent du nord, vif et persistant, avait évacué les derniers nuages. La neige ne tombait plus depuis quelques heures. Heureusement. Sinon il aurait fallu qu’il retrouve un abri. Un vrai. Mais les places les meilleures étaient chères. Et ils étaient de plus en plus nombreux à se les disputer. Deux heures avant il avait dû faire le coup de poing face à ce jeune drogué qui lui avait volé ses cartons et s’était installé sous son porche, derrière les Galeries Lafayette. Enfin, le coup de poing c’était lui qui se l’était pris.
Antoine s’était dégotté une place de rêve. Abrité du vent, de la pluie, de la neige. Il avait de l’espace. Quasiment un palace. Et les anges ne passaient jamais par là. Il était peinard. Pourtant, à choisir, il préférait le parc. Les bancs n’étaient pas plus durs que les trottoirs et on était en pleine nature. Antoine aimait les arbres. Il aimait les oiseaux aussi. Et les animaux en général. Il n’y avait qu’avec les humains qu’il avait du mal. Et ils le lui rendaient bien.
Jusqu’à cinq heures, au moment où les premiers camions de livraison débarquaient, il était tranquille. Les vigiles surveillaient l’entrée et le grand porche chauffé qui en aurait bien abrité une douzaine comme lui. A l’arrière, ils ne venaient jamais. Une paix royale.
Malheureusement son bonheur ne dura pas.
Il avait passé la journée à faire le tour du quartier. Les poubelles du Mac Do lui avaient fourni largement de quoi s’alimenter pour trois ou quatre repas. Il fallait faire vite. Les employés ne sortaient les containers qu’au passage des éboueurs, vers vingt-trois heures. Pas question de les laisser dehors plus longtemps, au risque de faire fuir la clientèle, avec tous ces rapaces qui traînaient dans le coin.
Antoine profitait généralement des quelques minutes qui lui restaient, entre la sortie des poubelles et l’arrivée du camion pour emplir ses poches de steaks, de pain, de tout ce qui était à sa portée. Des déchets, peut-être, mais de bonne qualité : les invendus de la journée. Ceux du dessus étaient les plus frais. Certains steaks étaient encore tièdes. Un festin.
S’il n’y avait pas eu la bibine, il aurait pu se suffire de cette manne. Tant que ça durerait. Mais, le pinard, dans les containers, il n’y en avait jamais. D’abord, ils en vendaient du vin au Mac Do ? Il n’en était pas bien sûr. Ce n’était pas un vrai restaurant. Toute cette bouffe lyophilisée, surgelée, aseptisée, ça ne pouvait pas être bon pour la santé. Et puis, il n’y avait que les jeunes qui fréquentaient ce genre d’établissement. C’était bien la preuve qu’on y mangeait mal. Ils n’y connaissaient rien les jeunes. Et la santé, ils s’en tapaient…
Bref, c’est les poches pleines qu’il avait regagné son porche.
Il n’était pas arrivé au tas de cartons amoncelés quelques heures avant, qu’il comprit qu’on lui avait volé sa place. La pile s’était transformée en cabanon : deux murs, un toit, et, sur le sol, trois ou quatre épaisseurs pour protéger du froid. Une paire de jambes dépassait à l’extérieur. Deux pieds chaussés de rangers prolongés par un pantalon de treillis. Antoine s’approcha et jeta un œil sous l’abri. Une odeur de haschich lui sauta au nez.
« Casse-toi, entendit-il, y a pas de place pour deux. Et en plus tu pues.
- C’est chez moi, ici, ces cartons, y sont à moi.
- Ils étaient à toi. Maintenant c’est les miens. Allez, fous-moi le camp ».
Décidé à ne pas se laisser dépouiller sans réagir, Antoine tenta de pénétrer sous l’abri et à peine eut-il fait un pas qu’il reçut un coup violent au beau milieu du visage. Il tituba, recula en vacillant et s’effondra sur le sol.
« Je t’ai dit de te casser, lança le zonard, comment il faut que je te le dise ? »
Antoine se releva, passa sa main décharnée sur ses lèvres, sentit le sang qui coulait de son nez maculer ses doigts. Il ramassa sa musette, se retourna et prit la direction du parc. A soixante ans passés, il n’avait plus le répondant. S’il avait eu vingt ans de moins, il aurait vu, le jeune drogué, à qui il avait à faire…
Il se traîna donc jusqu’au parc, retrouva son banc habituel, celui qu’il occupait toutes les nuits quand le climat le permettait. Il le débarrassa de la neige accumulée et s’installa, aussi confortablement qu’il le pût, sur le bois verni et glacé.
Il s’enroula dans le vieux sac de couchage élimé qui, par endroits, perdait sa ouate mais le protégeait encore suffisamment du froid. Allongé sur le banc, la tête reposant sur sa musette militaire (de quelle guerre datait-elle ?), il s’apprêtait à s’endormir. Un dernier coup pour la nuit – la bouteille était vide – et il se laissa emporter dans sa rêverie nocturne.
Les anges n’allaient pas tarder à passer. Comme tous les soirs, quand il dormait dans le parc.
Ses yeux se perdirent dans l’infinité céleste, noyés dans les milliards d’étoiles qui l’illuminaient, triste clown au centre de la scène. La lune fit son apparition, blanche, énorme. Elle jaillit d’un seul coup, entre deux arbres. Le sol s’éclaira. Les buissons s’éveillèrent de leur torpeur sombre ; les platanes élevèrent leurs moignons vers les cieux ; le monde se manifesta dans cette lumière étrange, blafarde et sournoise, où les détails étaient gommés. Comme dans un rêve.
Antoine sentit un frisson lui traverser l’échine. Il tira le bord du duvet crasseux sur son visage. Ses mains s’étaient engourdies. La douleur de son nez ensanglanté battait au rythme de ses palpitations. Le froid devint plus vif.
Il avait beau chercher une meilleure position, se recroqueviller pour perdre le moins de chaleur possible, il claquait des dents. Les frissons avaient maintenant pris complètement possession de son corps. Ne pas y penser, se disait-il. Quand on n’y pense pas, on a moins froid. C’est comme pour la douleur, moins t’y penses, moins t’as mal.
Il avait rencontré dans ses errances quelques uns de ces clochards célestes qui l’avaient initié au yoga. Enfin, initié, c’était vite dit. Ils lui avaient expliqué de quoi il retournait. Et s’il avait compris une chose, c’était qu’il fallait une longue et constante pratique pour en éprouver les bienfaits. De la constance, Antoine, il n’en avait pas. Ou, plutôt, il n’en avait plus. Depuis longtemps. Et puis quoi ? Il allait se mettre en position de lotus, au carrefour de la mairie ou devant l’église ? Peut-être que la manche marcherait mieux, qui sait ?
Il fit quelques exercices respiratoires. Il inspira profondément et relâcha l’air très lentement dans un fin nuage de vapeur. Après quelques essais, les frissons semblèrent se calmer. Il tremblait un peu moins. Il accomplit de longues et profondes respirations. Il se sentit plus calme, plus apaisé. La douleur de son nez se faisait plus discrète, plus lointaine. Comme si elle s’adressait à un autre corps que le sien.
Il se rendit compte tout d’un coup qu’il ne sentait plus le froid. Autour de lui la neige s’était cristallisée et des larmes gelées perlaient au bout des feuilles des troènes. La lune était maintenant en plein milieu du ciel, éclairant le monde de ses rayons glacials.
Antoine se mit à se remémorer le passé. Le zonard, l’abri de carton, le Mac Do, l’errance, les ponts et les gares, la route, les rencontres, belles et magnifiques parfois, terribles et sanglantes d’autres fois. Sa vie se reconstituait. A l’envers. Cherchait-il le pourquoi ? Le quand et le comment tout cela avait commencé ? Il ne cherchait rien. Il se laissait emporter par sa conscience. Et celle-ci le ramenait en arrière, toujours plus loin. Ses années de travail, ses femmes, ses enfants, l’apprentissage, l’école, les parents, la guerre, la nuit, le froid, la solitude. La solitude. C’était tout ce qu’il restait à la fin. C’était tout ce qu’il restait de son passage dans ce monde.
Au-delà des sensations, au-delà de la pensée, au-delà même de la conscience, il s’en allait. Vers un autre monde. Seul.
Au loin, une sirène stria les oreilles endormies de la ville. Se rapprochant du parc, un gyrophare éclairait les rues de ses rayons alternatifs. Les anges arrivaient. Trop tard. Même mort, il ne partirait pas avec eux.
***
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