la chevelure sacrifiée ( titre emprunté à Bohumil Rhabal)
Enfin, cette semaine, j'ai pu honorer un rendez-vous que reportaient par bonds les mesquineries, les croche-pieds, les trivialités, les chiquenaudes, asthénies, calamités... de la vie ordinaire. Rendez-vous avec Alfred Eibel (un des premiers éditeurs d'une importante traduction française de Pessoa par Armand Guibert) et Mahnaz, une libraire du quinzième, iranienne, ayant dû fuir la révolution islamiste. Alfred m'a présenté Mahnaz en 2004 alors que je travaillais à une brève étude de l'oeuvre de Sadeq Hedayat, écrivain, esprit surpeuplé de la tradition, de l'histoire, des oeuvres, de l'actualité persanes, autant que d'Occident contemporain, avec une dilection particulière pour la culture française. Hedayat est mort de ce surpeuplement, de ces mouvements de foule contradictoires, la multitude attise parfois le sentiment de déréliction:" Non, je ne révélerai pas son nom... yeux immenses, étonnés, éclatants... Elle n'a pas d'attache avec ce monde vil et féroce. Non, il ne faut pas que je la souille au contact des choses terrestres... Ecrire c'est uniquement pour me faire connaître de mon ombre... La pratique de la vie m'a révélé le gouffre abyssal qui me sépare des autres..." (La Chouette aveugle)
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De rencontre en rencontre, grâce à Mahanaz, j'ai appris à mieux connaître les poètes persans les plus célèbres, - dont Al-Allaj, mort crucifié (entre autres supplices) au début du dixième siècle, les théocrates de l'époque (Auraient-ils changé, depuis?) n'appréciant guère que l'on proclame:" Son esprit est mon esprit et mon esprit est Son esprit....Qu'Il veuille et je le veux, que je veuille, Il le veut... Toi, c'est moi en tout... Je suis la Vérité..." Ce petit goût de panthéisme flanquait la nausée vengeresse aux bouffeurs de dogmes... - et Rumi, treizième siècle, dont l'aphorisme le plus connu dit que la vérité est un miroir brisé dont chaque être humain ramasse un éclat. Tout le Moyen-Orient revendique l'héritage de son génie... normal, il fut poète errant et tourneur...
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Mardi dernier, Mahnaz nous a parlé de son exil, de la fuite de sa famille menacée de mort. Sa fille, alors âgée d'une dizaine d'années, était radieuse d'une très longue chevelure, indécence diabolique pour les gardiens de la Révolution que la petite craignait bien plus que la noyade (Elle s'immergea, une fois, dans une mare pour s'en cacher). Pour préserver sa fille de la barbarie et des cachettes aventureuses, Mahnaz a coupé les cheveux, petit à petit, quelques centimètres chaque jour. L'enfant pleurait à chaque blessure de sa jeune histoire, aux lames qui, tristement, cisaillaient sa dignité. Mal inspiré par quelque relent inepte de romantisme, je lui ai demandé si elle avait conservé une mèche. Elle a éclaté de rire et m'a dit: "On ne pense pas à ce genre de choses quand il s'agit de sauver sa peau!"
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Elle m'a offert une magnifique anthologie d'Omar Khayyam. J'ai demandé où en étaient les exégètes iraniens officiels dans leur entreprise de falsification. Aux dernières nouvelles, le vin, dans l'oeuvre de Khayyam, est une allégorie de la foi, et, les femmes, une allégorie des anges... A nouveau, éclats de rire.
Lisons donc un quatrain d'Omar par les trous de cette nouvelle grille interprétative, ça devrait nous éclairer de la lumière du feu de l'émotion:
"On jette au feu, dit-on, celui qui boit du vin.
C'est une invention de l'esprit humain.
Car si l'on jette au feu l'amoureux et l'ivrogne
Le paradis sera vide comme ma main."
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